Les syndicats traditionnels sont de plus en plus souvent débordés par des militants venus des milieux trotskistes et anarchistes. Qui se cache derrière les meneurs des grèves et les salariés qui séquestrent les patrons ? Agissent-ils seuls, poussés par le désespoir de voir une vie de travail partir en fumée ? Ou sont-ils instrumentalisés pour engendrer le chaos ?
Nombre d'observateurs estiment que ces débordements volontairement médiatisés portent la signature de l'extrême gauche. Qu'il s'agisse du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), de Lutte ouvrière (LO) ou de groupuscules anarchistes.
«C'est un secret de polichinelle que de dire que les meneurs de la fronde des Continental à Clairoix sont encartés chez LO», dénonce un dirigeant de la CFDT. «Les militants du NPA sont partout où il y a de la misère et la peur de l'avenir, abonde un autre de la CGT. Ils jouent sur les craintes des gens, comblent un vide politique ou syndical, et soutiennent tous ceux qui sont en lutte. Dès qu'il y a deux grévistes dans une entreprise, ils débarquent.»
À la sous-direction de l'information générale (ex-RG), les notes affluent en provenance des départements sur l'évolution des différents conflits sociaux et les actions envisagées par les acteurs les plus déterminés. Le risque d'embrasement sur les sites est évoqué depuis longtemps dans les analyses reçues à Paris. Tout comme les ex-RG avaient mis en garde contre de possibles dérapages outre-mer, et notamment en Guadeloupe. Un commissaire de police très au fait des questions sociales est formel : «Les salariés qui dégradent leurs usines et qui intimident leur hiérarchie cèdent évidemment à une sorte d'emballement collectif.» Selon lui, «les images de séquestrations de patrons qui tournent en boucle à la télé ont pour effet de banaliser cette pratique». L'un de ses collègues de province ajoute : «Il est difficile d'apporter la preuve irréfutable que des organisations subversives sont à l'origine du durcissement des mouvements engagés. Mais ce qui est certain, c'est que des agitateurs de tout poil tentent de profiter du climat et s'activent en coulisse, dans les milieux de la gauche trotskiste notamment.» Il n'est d'ailleurs «pas anodin, poursuit-il, que les sites où la situation se radicalise le plus, ces derniers jours, se trouvent dans des villes comme Grenoble ou Toulouse, où l'extrême gauche dispose de nombreux relais».
Après le saccage de la sous-préfecture de Compiègne mardi par des salariés de l'usine Continental de Clairoix (Oise), la ministre de l'Intérieur, Michèle Alliot-Marie, a fermement rappelé que «de tels agissements ne sauraient être tolérés» et que tout serait «mis en œuvre pour identifier les casseurs». Les enquêtes judiciaires permettront peut-être de dire si, oui ou non, les jusqu'au-boutistes ont agi de leur propre initiative ou s'ils ont été instrumentalisés. À Compiègne ou ailleurs.
«Les militants dormants se réveillent»
Mais certains éléments ne trompent pas. Comme la maîtrise des outils de communication affichée par certains leaders sur le terrain, qui savent utiliser la presse pour faire passer leurs revendications, parfois violemment. «Tout cela est piloté de l'extérieur, assure Marcus Kerriou, cogérant de l'usine Molex de Villemur-sur-Tarn, séquestré il y a deux semaines pendant vingt-six heures avec son DRH, et qui évoque des «éléments radicaux». Idem en Guadeloupe, où les meneurs de la fronde lors de la longue grève de ce début d'année étaient aidés. «C'était très voyant, raconte aujourd'hui un proche de Willy Angel, le président du Medef Guadeloupe. Ils étaient briefés par les militants d'extrême gauche ou indépendantistes pour se positionner sur une estrade, préparer leur plan de communication et définir la stratégie de débordement.»
Une stratégie tellement payante outre-mer qu'Olivier Besancenot - qui s'est rendu en Guadeloupe lors du conflit de février - souhaite l'importer en métropole, où le noyautage des syndicats traditionnels est pourtant déjà une vieille tradition. «Les centrales territoriales sont très infiltrées, assure ainsi un représentant patronal. Il y a de l'entrisme actuellement dans les syndicats d'extrême gauche qui tentent de radicaliser les mouvements.» Ce que confirme un cadre de la CGT. «Ils nous collent sur le terrain dans tous les conflits, reconnaît-il. Ils essayent de peser sur ce qu'on dit et ce qu'on fait.» Il est d'ailleurs de plus en plus fréquent de retrouver des tracts du NPA ou de LO - vantant la lutte des classes et appelant à la révolte - traîner à la sortie des entreprises, et même à l'intérieur.
Une situation qui a poussé la CGT à confier à un ancien responsable de la CGT-transport, Alain Renault, la mission de suivre le développement du NPA dans ses rangs. «On sait très bien où ils se trouvent : dans quelles fédérations, dans quels territoires, dans quelles entreprises», avoue-t-il. Les sections départementales CGT de Seine-Maritime, du Pas-de-Calais ou des Bouches-du-Rhône seraient ainsi présidées par des militants d'extrême gauche. Tout comme les fédérations de la chimie, de quelques branches de la fonction publique, ou encore les sections d'Orly-Sud ou de la SNCM. «Le NPA a besoin d'une assise dans les organisations de masse, comme à la CGT, pour se développer», justifie un syndicaliste cégétiste.
La centrale dirigée par Bernard Thibault n'est pas le seul syndicat à faire les frais aujourd'hui de cette stratégie. FO, de culture trotskiste et dont certains dirigeants lambertistes militent au Parti des travailleurs, ainsi que la CFTC sont également touchées. «Les militants dormants se réveillent en ce moment», avoue un patron. La CFDT en revanche, se veut sereine. «On s'en est débarrassé il y a plusieurs années», ironise l'un de ses responsables.
Il n'y a qu'un seul syndicat où l'extrême gauche n'a pas besoin de faire d'entrisme pour influencer les décisions. Il s'agit de la galaxie des centrales SUD, regroupées sous la bannière Solidaires. Olivier Besancenot n'a-t-il d'ailleurs pas sa carte à SUD-PTT ? «Ils sont de tous les combats des sans : sans-papiers, sans-logement, sans-emploi…, fait remarquer un responsable FO. Ils ont la même conception de la lutte des classes et de la nécessité d'instaurer un rapport de forces pour parvenir à leurs fins.»
Des directions dépassées
Une révolution encouragée par les discours bienveillants des leaders politiques de gauche qui, tout en condamnant la violence, avouent «comprendre» les débordements, et les jugent même «légitimes» pour certains . Et qui profite des «erreurs de communication» de quelques directions d'usine. Celles de Continental à Clairoix ou de Caterpillar à Grenoble reconnaissent en avoir commis. La direction de Clairoix a ainsi démenti énergiquement pendant plus d'une semaine les rumeurs de fermeture du site. Les représentants syndicaux ont adhéré à son discours. Lorsque la décision a finalement été confirmée, la direction et les syndicats, décrédibilisés, ont perdu la confiance des salariés. Laissant le champ libre aux «ultras», mais aussi à des salariés sans engagement politique, révoltés d'avoir été bernés : deux ans auparavant, ils avaient accepté une augmentation de leur temps de travail afin de «pérenniser leurs emplois». Les politiques de tout bord se sont engouffrés dans la brèche pour dénoncer la «trahison».
À Grenoble, les circonstances sont différentes. Début janvier, les négociations entre l'intersyndicale et la direction avaient pourtant débuté aussi sereinement que possible dans de telles circonstances. «Le tournant a été pris le 2 mars, tandis que 100 à 200 salariés (sur 2 700) au chômage partiel, et non pas en grève, manifestaient dans l'usine. Un groupe d'anarcho-libertaires est venu les rejoindre. Les syndicats ont perdu le contrôle de ce petit groupe », relate un salarié. D'occupation d'usine en séquestration de cadres, en trois semaines, la tension est montée. Nicolas Sarkozy lui-même s'est engagé à «sauver le site» et à rencontrer les salariés. Lesquels ont refusé de répondre à l'invitation de l'Élysée, exigeant une visite sur place du président. «L'ultragauche ne crée pas les opportunités, elle les utilise», estime un observateur local.
Olivier Besancenot en a encore apporté la preuve jeudi devant les salariés de la société Molex : le leader du NPA a appelé à une «marche nationale» de tous les salariés licenciés, au mois de mai. Une marche «sur Paris»…
Par Elsa Bembaron, Marc Landré et Jean-Marc Leclerc.