«J moins 5 avant Boum !» L’écriteau, griffonné sur un support d’emballage, est suspendu devant l’usine. A l’endroit même où, quelques jours plus tôt, trônaient encore les bouteilles de gaz que les ouvriers menaçaient de faire sauter.
Zone industrielle Nord de Châtellerault, dans la Vienne : les 366 salariés licenciés de New Fabris, sous-traitant automobile, ont choisi l’apaisement. Ils ont rangé les bonbonnes, tout en maintenant leur revendication: 30 000 euros d’indemnité supra-légale, réclamée aux principaux donneurs d’ordre, Renault et PSA, suite à la liquidation de l’entreprise, prononcée le 16 juin.
Depuis cette date, les ouvriers occupent le site. Et ce lundi 27 juillet, un seul sujet anime les conversations: le montant (11 000 euros) que le ministre de l’Industrie, Christian Estrosi, a proposé à chaque salarié, contre la promesse, pour l’instant respectée, de suspendre leur menace. Est-ce assez ? Avec ou sans CSG ? Peut-on obtenir plus ? Ou n’est-il pas temps, finalement, de rentrer chez soi ? C’est le dilemme des New Fabris. En finir, après un mois et demi d’occupation, « plus fatigante que si l’on travaillait », selon un salarié, ou rester groupés, encore un peu, avant de vivre ce que chacun pressent comme un enfer : l’isolement à la maison, le chacun chez soi. La fin, la vraie, prévue pour lundi 3 août, dont on ne parle qu’en petits groupes, à voix basse, et qui fait s’embuer les yeux. Plongée de vingt-quatre heures parmi les New Fabris, à quelques jours d’un dénouement aussi redouté qu’espéré.
13 heures
Comme chaque lundi, assemblée générale dans la cour de l’usine. Guy Eyermann, visage et timbre de voix à la Vincent Lindon, empoigne un mégaphone. Délégué CGT et leader du mouvement, il détaille, fatigué, le programme de la semaine : distribution de tracts, mardi, dans les rues de Châtellerault, pour dénoncer «le mensonge d’"Escrosi’’», qui se répand dans la presse «pour dire que l’on va tous toucher, en moyenne et avec la prime légale, 28 000 euros». Manifestation en ville, jeudi, où il espère la venue d’Olivier Besancenot et, qui sait, celle de Martine Aubry. Epilogue, vendredi, où tous voteront à bulletins secrets sur le montant final obtenu. En cas de refus, «on laisse tomber la prime et on casse tout». Silence. L’assemblée est apathique, fatiguée elle aussi. Les ouvriers se dispersent. Quelques hommes reprennent leur partie de boules, sur le terrain improvisé, face au quai de déchargement.
14 heures
Discrètement, d’autres poursuivent leur errance parmi les machines. «Je ne peux pas m’empêcher d’y retourner, confie Michel, 55 ans, dont trente-huit d’ancienneté. C’est mental. Tous les jours, je vais faire un tour, voir si les bécanes son encore là.» A ses côtés, «Coluche», 37 ans dont huit au poste d’ébavurage, se souvient du jour où il a stoppé la sienne : «Je travaillais sur une pièce. Un gars est arrivé, m’a tapé sur l’épaule et m’a dit "c’est fini". J’ai tout coupé. Je savais alors que c’était définitif.» Ce jour-là, les unes après les autres, les machines se sont tues. Depuis, «règne un silence bizarre… un silence de mort». Pour tenir, Coluche s’est mis au sport, pour «faire le vide dans [sa] tête», où «tout est embrouillé». Un bébé de 6 mois, une femme sans travail, un crédit immobilier sur vingt-cinq ans, un vague«niveau CAP» et, désormais, le chômage. Une situation classique parmi les salariés qui, comme lui, déambulent entre les monstres de métal, à ressasser une vie professionnelle que beaucoup ont entamée ici. Dans l’odeur de chaud devenu froid, entre les flaques d’huile que plus personne ne nettoie, parmi les bacs emplis de copeaux d’acier, de pièces usinées, près des classeurs encore ouverts, on fait désormais visiter l’usine, fièrement, aux journalistes, aux familles, aux gens de passage qui viennent soutenir la lutte, aux autres salariés licenciés des entreprises voisines.
15 heures
Corinne, Maryse et Laurence ont choisi le réfectoire. Assises autour d’un café, les trois copines se remémorent les années passées. Les pots avant les vacances, les repas de Noël, les quêtes au moment des naissances, le buffet offert par la direction pour les 50 ans de l’usine. C’était «la belle époque», dans cette «bonne» entreprise à la gestion familiale, un peu paternaliste. C’était avant que «les financiers arrivent et pillent la boîte». Avant cette crise«qui a bon dos», et dont «ils ont profité pour fermer l’usine». Avant cette «course aux profits où il faut toujours gagner plus». Car Maryse, comme ses collègues - qui se sentent appartenir à la classe moyenne - était«heureuse» : 1 600 euros net à 55 ans, après trente-quatre ans d’ancienneté, «on n’allait pas au resto tous les jours, mais on vivait bien». Corinne approuve : «On se disait qu’il y avait pire que nous, mais maintenant, on ne peut même plus dire ça.» La fin de l’occupation ? «ça va être dur, avoue Maryse. On ne réalise pas. On sait bien qu’on n’a plus de travail, mais pour l’instant, on est encore ensemble.» Alors jusqu’ici, tout va bien. Enfin presque. «Parce qu’il y en a… enfin on en connaît… qui…»Qui quoi ? «Qui ont sombré dans l’alcool», «qui se sont remis à fumer», «qui sont à bout», «qui vont bientôt craquer», «peut-être même le directeur». Mais «pas nous». Pas encore. Pas tout de suite. Ici, ce sont toujours les «copains» qui vont mal. Impossible d’avouer sa souffrance autrement qu’en évoquant celle des autres. Puis Maryse parle de la Bourse, «qui monte alors que c’est la crise». Quiproquo avec Laurence, sa voisine, qui croit que Maryse a investi dans des actions, qui s’énerve, se lève, engueule son amie et quitte la table. Silence. Regards lourds entre collègues. Chacune est prête à craquer. Benoît arrive, essaie de détendre l’atmosphère. «Regardez le journal : "Les patrons sont inquiets"». Rigolade éphémère. On se sépare.
17 heures
Fin d’après-midi. L’usine progressivement se vide. Les hommes ne sont plus qu’une poignée devant le bâtiment principal, assis en rang d’oignons, face aux dizaines de machines calcinées. On parle un peu du Contrat de transition professionnelle (CTP), de Pôle Emploi, de la lettre de motivation qu’«ils» réclament. On se donne l’adresse sur Internet pour en télécharger des toutes prêtes. «Ma fille me l’a écrite, je te la passerai», propose l’un d’eux. Puis la conversation agonise, avant de mourir tout à fait. Certains lèvent la tête, d’autres piquent du nez. Le vent a disparu, figeant les arbres sur place, clouant les nuages sur un ciel immobile. Plus aucun véhicule ne longe l’usine. Seul le bourdonnement de l’imposant transformateur planté dans la cour vient crever un silence comme l’entreprise n’en a jamais connu. Le temps s’est arrêté. On attend l’équipe de nuit.
20 heures
Les ouvriers arriventau compte-gouttes. «Les gars de la nuit, c’est quelque chose!», lance le vigile, mi-amusé, mi-inquiet. Un homme débarque, puis un autre, et un troisième. On se serre la main. Puis une grande gueule déboule, charrie le groupe qui grossit. La nuit tombe. Felipe, 55 ans, brushing parfait et chemise rose, parle de ses spasmes coronaires, quand les nerfs contractent le cœur. «ça vient lorsqu’on est stressé, comme moi en ce moment. Mon père et mes deux frères en sont morts. Alors j’attends…» Des types se lèvent, rallument le feu, y jettent des branchages, des palettes en plastique. Les autres investissent l’ancienne cantine, où ils sont bientôt tous réunis autour de l’unique table, sous les néons du réfectoire désaffecté, à descendre des pastis «dosés comme dans la Vienne». A côté d’eux, une veille télé couleur, pleine de neige, diffuse Ma femme s’appelle revient. On rigole, on trinque, on regarde passer les heures. On attend la relève du matin. Et Bernard qui insiste : «N’oubliez pas qu’on veut Carla, qu’elle vienne visiter l’usine pour expliquer à son mari.» Eclats de rire. Puis silence. Au grand soulagement du gardien, la nuit sera calme.
9 heures
Le feu brûle encore, mais ce ne sont plus les mêmes. Ceux du 5-13 sont arrivés. Devant l’usine, le panneau compte à rebours indique désormais «J-4 avant Boum!». Entre deux cafés, on parle encore de la prime. De lundi prochain, «où ça va être chacun pour sa pomme». C’est aussi le début des visites, qui vont s’étaler sur toute la matinée. Le correspondant à Paris du Financial Times Deutschland débarque, suivi d’un inspecteur des Renseignements généraux, des salariés voisins d’Isoroy, licenciés eux aussi, puis des Valeo, eux-mêmes en plan social. Une famille descend prendre des photos, un ancien de 1996 vient «voir le massacre». Mais ce n’est plus la foule des grands jours. Vers midi, les visites s’estompent. Raymond jette alors un œil sur la cour : «C’est vraiment le calme plat.» Réplique, quasi-immédiate, de son voisin :«Et si on remettait les bonbonnes?»
Par Luc Peillon.