Dans le cadre du cycle « autoritarisme » de notre université d'été, consacré aux mutations autoritaires des démocraties parlementaires/bourgeoises, un atelier était consacré à la situation française et à la gouvernance autoritaire de Macron, Castaner et Cie, éclairée par les écrits théoriques du penseur et militant italien Antonio Gramsci. Morceaux choisis.
« Dans un État démocratique républicain, le monopole de la violence légitime, c’est celle des policiers et des gendarmes. » Ainsi s’exprimait, le 7 janvier, Gérald Darmanin, alors qu’il était questionné, sur RTL, au sujet des nombreuses accusations de violences policières commises contre les Gilets jaunes. Darmanin aurait mieux fait de lire le sociologue Max Weber, auquel il prétend se référer, plutôt que de répéter sottement une formule sans la comprendre. Car la formule exacte de Weber est beaucoup plus subtile que ce qu’en ont retenu les petits soldats de la Macronie. Au début du 20e siècle, Weber expliquait ainsi que l’État est une communauté qui « revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ». Une formule/définition qui tient compte du fait que, contrairement à ce que semblent croire Darmanin et Cie, la légitimité ne se décrète ni ne se proclame : elle repose sur un accord tacite, un consentement, une adhésion.
Force et consentement
Pour Antonio Gramsci, la domination de la bourgeoisie via l’État moderne ne peut être comprise si l’on ne tient pas compte du fait que les dominants doivent obtenir le consentement de fractions des classes dominées et leur adhésion, à bien des égards, à un ordre qui les maintient pourtant dans une position subalterne. C’est dans ce cadre qu’il forge le concept d’hégémonie, entendue comme une forme de domination qui repose sur « la combinaison de la force et du consentement qui s’équilibrent de façon variable, sans que la force l’emporte par trop sur le consentement, voire en cherchant à obtenir que la force apparaisse appuyée sur le consentement de la majorité » 1. La force et le consentement sont les deux variables essentielles permettant de comprendre non seulement la domination qui s’exerce dans l’État moderne, mais aussi les différentes trajectoires étatiques et les différents modes d’exercice du pouvoir de et dans l’État.
Gramsci opère donc une distinction entre « société politique » (l’appareil d’État au sens strict), terrain de lutte pour le contrôle de l’usage de la force, et « société civile » (partis, mouvements, associations, médias, organisations religieuses, etc.), terrain de lutte pour le contrôle du consentement.
Une affaire de dialectique
Si l’utilisation de la force est au cœur de l’exercice de la domination bourgeoise par le moyen institutionnel de l’État et, en dernière analyse, le moyen ultime pour assurer cette domination, les formules résumant l’État à la seule force armée négligent le fait que le degré d’utilisation de la force par l’État bourgeois peut être variable et doit toujours être pensé en relation avec la quête d’hégémonie des classes dominantes. Il existe une relation dialectique entre force et consentement : plus le consentement est faible, plus la classe dominante devra se reposer sur l’appareil d’État et la coercition ; plus l’appareil d’État est faible, plus la classe dominante devra rechercher le consentement des dominéEs.
Ainsi, si la violence d’État est consubstantielle de la domination bourgeoise, elle s’exerce sous des formes et à des intensités diverses selon les configurations politiques et sociales, et doit donc être pensée dans son historicité. La situation que nous traversons actuellement en France, marquée par un degré élevé de répression, est à ce titre singulière, mais elle s’inscrit dans une longue histoire, faite de moments répressifs particulièrement intenses auxquels ont pu succéder des phases où la violence d’État s’exerçait de manière moins brute.
Crise d’hégémonie
L’autoritarisme macronien est aujourd’hui l’expression « à la française » d’une crise d’hégémonie des classes dominantes à l’échelle internationale, qui se déploie sous des formes diverses dans la plupart des « démocraties bourgeoises ». Lors de l’élection de Macron, la question était posée de savoir s’il représentait une solution à cette crise d’hégémonie ou s’il était un produit de cette crise qui ne pourrait, à moyen terme, que l’approfondir. Tout indique aujourd’hui que, même si ses contre-réformes répondent aux souhaits de la bourgeoisie, la crise est loin d’être résolue : les réformes sont votées et s’appliquent, mais le consentement n’est pas là, en témoignent la faible popularité de Macron et le rétrécissement de sa base sociale, lui qui était déjà minoritaire lors de la présidentielle.
Le développement de cet autoritarisme du 21e siècle, qui n’a pas commencé avec l’élection de Macron mais auquel ce dernier a donné une accélération, n’est pas un accident de parcours. Répression policière, attaques contre la liberté de la presse et offensive contre les droits démocratiques font système, et sont un élément structurant du macronisme. Là réside le principal danger du moment répressif que nous connaissons : la Macronie n’opère pas une simple « fuite en avant », mais a fait de l’ultra répression un mode de gouvernance.
Tout projet révolutionnaire doit en tirer des conclusions pratiques, parmi lesquelles la nécessité d’un programme combinant défense intransigeante des acquis démocratiques et propositions radicales autour de l’exigence d’une « démocratie réelle ».
Julien Salingue
1 – Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position. Textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, Paris, La Fabrique, 2011, p. 234.