Publié dans Mediapart le 24 décembre 2022
Après l’implosion du NPA, François Sabado, ancien dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), qui avait pensé son dépassement en 2009, fait un bilan critique et évoque les suites du courant marxiste révolutionnaire.
Le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) s’est scindé en deux morceaux lors de son 5e congrès, le 10 décembre dernier. Alors que l’avenir de la tendance portée par les anciens militants de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), dont Olivier Besancenot fait partie, est incertain, François Sabado, dirigeant historique de l’organisation, qui avait pensé son dépassement dans le NPA en 2009 (il a été membre de sa direction jusqu’en 2015), revient sur cette crise. Plus largement, il fait le bilan de cette tentative de rassemblement unitaire des anticapitalistes, et de la trajectoire parallèle de La France insoumise, qui vit elle aussi ses propres turbulences internes.
Mediapart : Avec l’éclatement du NPA lors de son 5e congrès, est-ce la fin du courant politique né en France en 1966, qui s’est perpétué avec la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et a voulu se dépasser avec le NPA ?
François Sabado : Il ne faut pas que ce soit la fin ! Il faut tout faire pour comprendre ce qui s’est passé, et continuer sous des formes appropriées l’histoire qui est la nôtre. Cela dit, cette crise n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Le fond de l’air – pour parler comme Chris Marker [réalisateur du documentaire Le fond de l’air est rouge – ndlr] – est celui de la fin d’une époque, pas seulement pour nous, mais pour l’ensemble du mouvement ouvrier dans les pays capitalistes avancés.
En quoi consiste cette fin d’époque ?
Quand il y a eu la chute du mur de Berlin en 1989 et l’éclatement de l’Union soviétique, nous avons d’abord pris note d’un changement d’époque. Avec Daniel Bensaïd, nous avions écrit un document intitulé « À gauche du possible », dans lequel nous formulions le triptyque : nouvelle époque, nouveau programme, nouveau parti. Nous pensions alors que ce n’était que la fin d’un cycle, celui du stalinisme. Puis, nous avons constaté que ce n’était pas seulement la fin du cycle stalinien, mais celle, plus profonde, de l’effet propulsif de la révolution d’Octobre. Si on creuse un peu, on perçoit même dans certaines tendances contemporaines la fin de tout ce qui a donné naissance à l’histoire du mouvement ouvrier au milieu du XIXe siècle : la démocratie parlementaire, l’État national, le mouvement ouvrier syndical et politique, la social-démocratie, les partis communistes et les courants révolutionnaires : tout est en crise, c’est la fin d’une époque.
Quels sont les grands axes de la situation politique aujourd’hui selon vous ?
À droite, on observe la montée de formes autoritaires de domination politique des classes dominantes, des remises en cause démocratiques, de ce qu’on appelle « l’illibéralisme », de régimes dictatoriaux dans certains pays. Ces formes autoritaires correspondent au capitalisme néolibéral de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle. Les partis bourgeois traditionnels sont en crise. Idem pour les partis traditionnels du mouvement ouvrier, qui sont travaillés par ce changement. Tous les acquis sociaux et les compromis obtenus jusque dans les années 1980 sont progressivement liquidés par le néolibéralisme. Quant à la gauche révolutionnaire, elle n’a pas réussi à apparaître comme une alternative.
Malgré toutes ces modifications, ce qui reste – et c’est pourquoi je suis marxiste –, c’est la lutte des classes. C’est le socle fondamental à partir duquel il faut comprendre le monde. Une lutte des classes ouverte, modifiée, élargie, qui ne se réduit pas à la lutte revendicative dans l’entreprise, mais qui se lie aux nouveaux mouvements sociaux et aux luttes intersectionnelles. Sur le fond, c’est la lutte entre les exploités, les opprimés et les possédants.
À ce socle fondamental s’ajoute l’écologie. Ma génération n’était pas consciente de ce problème, mais l’écologie n’est pas un thème à part : on vit dans un monde fini, sans perspective d’abondance, et il n’y a pas la nature d’un côté et les forces productives de l’autre. On doit tout repenser à partir d’une articulation entre la remise en cause du marché capitaliste et l’exigence écologique, qui est une exigence de survie : les revendications économiques, comme démocratiques. La nouvelle perspective politique révolutionnaire doit s’arrimer à ces deux dimensions : l’écologie et la lutte des classes.
Dans un article de la revue Critique communiste en 2006, Guillaume Liégard écrivait à propos de la LCR : « Notre problème n’est pas banal, nous sommes des révolutionnaires sans révolution et c’est nouveau. » Est-ce que c’est ce qui rend si difficile encore aujourd’hui la tâche de l’édification d’un nouveau parti ?
Bien sûr. La dernière révolution à dynamique socialiste qu’on a vécue, c’est celle du Nicaragua en 1979. Il n’y en a pas eu d’autres depuis. À l’inverse, ma génération a connu une montée révolutionnaire dans les années 1967-68 et jusqu’à 1974-75 au Portugal. Il y avait alors une opportunité pour les perspectives révolutionnaires. Bien sûr, la Ligue a toujours eu un optimisme révolutionnaire excessif, mais il y a eu cette montée, avec des mouvements de grève générale, des situations de dualité de pouvoirs, des remises en cause, des crises politiques ouvertes. Malheureusement, ça n’a pas débouché.
Mai 68 n’a pas été la « répétition générale » que Daniel Bensaïd et Henri Weber appelaient de leurs vœux dans leur livre. Le « mai rampant » italien est resté rampant. La dictature franquiste n’a pas débouché sur une révolution socialiste en Espagne mais sur une « transition démocratique » à la fin des années 1970. Le Portugal est le pays où la crise politique s’est rapprochée le plus d’une situation révolutionnaire, car l’appareil d’État était fracturé, l’armée s’est cassée en deux et il y avait un mouvement d’en bas. Mais toute cette phase n’a pas débouché sur des victoires substantielles. Le Nicaragua, aujourd’hui, c’est un drame.
Il faut reconstruire en s’inspirant du meilleur de toutes les histoires et traditions du mouvement ouvrier, des mouvements sociaux, des mouvements révolutionnaires.
À partir de là, la bourgeoisie internationale a repris l’initiative avec Reagan, Thatcher et la contre-réforme libérale. Le problème que nous avons, c’est non seulement que nous sommes des « révolutionnaires sans révolution », mais qu’en plus la contre-réforme libérale est d’une durée exceptionnelle. Depuis la fin des années 1970, c’est plus de cinquante ans de remise en cause des conquêtes sociales.
Quand je reprends les journaux de la Ligue, on a l’impression d’une crise permanente du capitalisme. Mais le système capitaliste alterne les crises et les relances, et peut rebondir tant qu’une alternative anticapitaliste ne l’a pas emporté. Désormais, aux crises économiques et sociales vont s’ajouter les catastrophes écologiques. Il y a bien des luttes sociales, des résistances, mais le gros problème, c’est qu’il y a aussi une crise substantielle du projet socialiste. C’est la différence avec les périodes précédentes. Il n’y a pas de jonction. Les révolutionnaires n’ont pas réussi à construire des alternatives suffisamment fortes.
Pourtant, contrairement à certaines fractions qui ont conduit à l’éclatement du NPA aujourd’hui, dès 1968 la JCR s’est distinguée des organisations d’extrême gauche par le fait qu’elle n’était pas dogmatique : il n’y avait en son sein ni culte du Petit Livre rouge, ni vision idyllique du prolétariat. Est-ce la raison pour laquelle cette organisation a été historiquement et politiquement si importante en France ?
Tout à fait. Sa double capacité lui a permis à la fois de s’inscrire dans l’histoire – celle de l’opposition de gauche au stalinisme – et de montrer une sensibilité aux nouveaux problèmes du capitalisme et des résistances sociales. J’ai presque une cinquantaine d’années de militantisme, c’est ma vie, et je m’inscris dans l’histoire d’un courant marxiste révolutionnaire, critique et démocratique. Démocratique au sens profond : dans les luttes, dans les institutions et dans le parti. C’est la leçon qu’on a tirée du stalinisme. Mais cela ne suffit pas, il faut reconstruire en s’inspirant du meilleur de toutes les histoires et traditions du mouvement ouvrier, des mouvements sociaux, des mouvements révolutionnaires.
Le stalinisme que vous avez vécu de l’intérieur, collectivement, à l’Union des étudiants communistes (UEC) avant d’en être exclus en 1965 ?
Absolument. Il y avait même une disposition statutaire à la Ligue, selon laquelle on ne pouvait pas exclure de militants. Seules les cellules de base pouvaient le faire. C’était un héritage de cette bataille dans l’UEC : pour empêcher l’appareil stalinien de nous exclure, on prenait alors appui sur les cercles. Pour virer Alain Krivine du cercle Sorbonne-Lettres, l’appareil du PCF avait dû dissoudre le cercle Sorbonne-Lettres. Sur cette question, les structures de base étaient souveraines. Nous y sommes profondément attachés. L’aspect libertaire de Mai 68 nous a été transmis. C’est la différence qu’on avait avec les maoïstes, qui étaient dirigés par Pierre Victor (de son vrai nom Benny Lévy) : il n’y avait pas de tendances à la Gauche prolétarienne. Le courant à reconstruire doit faire de la question démocratique une question fondamentale.
C’est un des problèmes avec Jean-Luc Mélenchon, ainsi que la question internationale. Bien sûr, notre fonctionnement démocratique n’était pas supérieur aux autres – nos récents déboires en témoignent – mais, pour continuer le combat, il faut intégrer cette question. Lutte de classes, écologie, démocratie et internationalisme : tout cela est décisif pour repenser un monde qu’on regarde « avec les yeux d’un ouvrier tchécoslovaque, d’un mineur bolivien, d’un paysan vietnamien et d’un ouvrier français », comme disait Daniel Bensaïd à l’époque. Nous ajouterions aujourd’hui les yeux des femmes de ces peuples en lutte. Il faut voir le monde avec tous ces yeux – ce qu’on appelait chez nous la dialectique des secteurs de la révolution mondiale. C’est compliqué aujourd’hui, où la pression nationaliste est très forte. Il faut garder un cap internationaliste. Sur ce point le NPA est resté ferme, principiel.
Quand, en 2009, la LCR fait le choix de se dissoudre pour participer entièrement à la création du NPA avec des militants anticapitalistes venus d’horizons divers, quel diagnostic faites-vous ?
Alors que nous étions engagés dans un long processus d’effondrement du stalinisme, le succès de Besancenot est arrivé. La campagne de 2002 avait été un super pari, on remplissait le parc des expositions de la porte de Versailles, il y avait une dynamique. On s’est alors dit que le moment était venu d’un nouveau parti. Mais aux questions posées par la nouvelle époque, cette réponse conjoncturelle du nouveau parti n’était pas suffisante. On s’est trompés de perspective. Ce qui se passait autour des campagnes Besancenot en 2002 et en 2007 ne pouvait pas constituer le nouveau parti, ça ne pouvait être qu’un segment. Mais il fallait bouger.
Quand Besancenot fait 4,2 % à la présidentielle de 2002, des milliers de gens viennent à nous, mais ils sont dubitatifs et la Ligue reste à 3 500 militants. On sentait qu’il y avait un courant qui dépassait la Ligue, mais qui ne restait pas. Il fallait le cristalliser. La première fois que j’ai posé le problème d’un nouveau parti, il y avait Olivier Besancenot, Alain Krivine et Samy Johsua, on n’avait pas encore les 500 signatures pour la présidentielle de 2007. J’ai dit : « Si on fait une bonne campagne et qu’on a un résultat décent, on le fait. » On l’a fait, on a tutoyé les 10 000 cartes, c’était un joyeux bordel, il y avait une vraie dynamique.
Nous avons fait une erreur de contournement, de substitutisme : l’important était de fédérer autour de nous. Du coup, nous n’avons pas vu venir l’initiative de Mélenchon.
Et aujourd’hui, encore, lorsqu’on revient sur ce passé récent, je pense toujours que nous avons eu raison de lancer le NPA pour dépasser la Ligue. Mais on a pensé qu’à partir de là, il fallait tout reconstruire autour du NPA. Le problème des alliances devenait second. C’était un cours triomphaliste du NPA. Cette tendance à vouloir se substituer aux forces politiques de gauche n’a pas marché. C’est là que les problèmes ont commencé.
Un courant de la LCR, celui de Christian Picquet et de Francis Sitel, estimait à l’époque qu’il fallait regrouper non seulement les anticapitalistes, mais aussi des courants issus de la crise du PS et du PC…
C’était le point de vérité de leur argumentation. Le point faux, c’est qu’on s’acheminait vers une nouvelle époque, et que les appareils traditionnels entraient en crise – ce que la suite a prouvé. Cette orientation vers les vieux appareils traditionnels du mouvement ouvrier était une erreur. La nôtre a été une erreur de contournement, de substitutisme : l’important était de fédérer autour de nous. Du coup, nous n’avons pas vu venir l’initiative de Mélenchon. Aux européennes de 2009, il y a eu un accord entre le PCF et le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon [créé en 2008 – ndlr] qui a lancé le Front de gauche. Ils sont apparus comme unitaires, là où nous avions refusé de l’être. J’ai une responsabilité là-dedans. Le NPA ne pouvait pas être la réponse à l’idée d’un nouveau parti. Ce ne pouvait être qu’une réponse partielle. On a perdu beaucoup de militants. Nous avons été sous la pression de l’offensive politique du PCF et de Mélenchon. À partir de ce moment-là, les sectes dans le NPA y ont pris un poids démesuré.
Le NPA a pendant un moment regardé avec beaucoup d’intérêt les expériences de Podemos et de Syriza, qui sont nées aux alentours de 2011 : des organisations fondées sur des mouvements sociaux, et non pas sur des partis traditionnels. Est-ce que vous prendriez encore aujourd’hui ces expériences en exemple ?
On s’intégrait même dedans ! Des amis à nous étaient impliqués dans ces processus. En Espagne, Anticapitalistas a été membre fondatrice de Podemos, avant d’être virée par Pablo Iglesias. Nous avions aussi des camarades à la direction de Syriza en Grèce. Notre projet était de construire un courant de gauche dans Syriza, une force critique qui pèse dans un mouvement potentiellement amené à gouverner.
La formule que je défends, et qui n’est pas partagée par tous, c’est que le début d’un processus révolutionnaire – pas sa fin – peut passer par un gouvernement de gauche. Le début peut avoir une forme parlementaire. Il faut être sensible à ça, et soutenir tous les pas qui vont dans le bon sens, que ce soit Syriza ou Podemos. C’est une des leçons des débats de l’Internationale communiste (IC) des années 1920. Le problème est ensuite d’articuler le haut et le bas, l’intérieur et l’extérieur des institutions. Ce qui me reste de mon éducation politique, c’est que je ne vois pas comment échapper in fine à une confrontation. On ne peut pas aller graduellement au socialisme. Je ne connais pas d’expérience où les classes dominantes ont cédé le pouvoir de bonne grâce.
J’en ai discuté souvent avec Mélenchon. L’idée de révolution citoyenne, qui passerait par le fait de gagner le maximum de positions au sein d’une Assemblée nationale, fait l’impasse sur le moment où l’appareil d’État, policier et militaire, bloque, et où il y a une confrontation. À ce moment, il ne faut pas être prisonnier de l’État. Mélenchon se réclame de Jaurès qui dit lui-même que l’État est « le lieu du rapport de force ». Le problème, c’est que l’État n’est pas neutre. Il est marqué socialement par les intérêts de la bourgeoisie et des classes dominantes. Il faut construire un contre-pouvoir représentant les classes populaires. Une des leçons stratégiques de l’histoire des révolutions, c’est qu’il n’y a pas de grand soir. Il y a un processus de dispute entre les forces politiques dans les institutions et à l’extérieur. L’objectif étant que ceux d’en bas l’emportent sur ceux d’en haut.
Mélenchon clame qu’il a évité en France un scénario de disparition de la gauche, comme en Italie. Il a certes maintenu la gauche dans le paysage politique, mais les fragilités organisationnelles de La France insoumise (LFI) vous rendent-elles optimiste à ce sujet ?
Je ne ferai pas de pronostic. Dans la dernière campagne, la divergence avec Mélenchon portait sur l’Ukraine. Sur le reste, il a fait une bonne campagne et a eu une bonne intuition avec la Nupes. Les conditions n’étaient pas réunies pour que le NPA en fasse partie, mais politiquement, c’est ce vers quoi il fallait s’orienter. C’est évident que c’était positif. Mais la dynamique n’a duré qu’un temps, et aujourd’hui on voit que c’est plus compliqué. Les déclarations de Manuel Bompard selon lesquelles, par souci d’efficacité, le vote interne est secondaire, je ne suis pas d’accord. On vote peut-être trop souvent au NPA, ce qui pousse au clivage, mais il faut tout de même voter pour les dirigeants et sur l’orientation. On ne va pas faire une orientation au tirage au sort ! La fragilité de LFI est aussi plus profonde : un projet politique ne peut être résumé en un seul livre.
Il faut trouver une forme intermédiaire entre le parti et le mouvement « gazeux » ?
Peut-être. Si cette crise du NPA existe, c’est que les modèles doivent être revus. On a un modèle de vote permanent, sur tout, et une histoire, une tradition, déjà dans la Ligue, de ne pas mettre l’accent sur ce qui nous rassemble, mais sur ce qui nous divise. Il faut revenir là-dessus.
Que va devenir la moitié du NPA avec Olivier Besancenot et Philippe Poutou ?
Je l’ignore, mais dans la situation générale de changement d’époque pour la gauche et la gauche révolutionnaire, compte tenu du danger que représente l’extrême droite libéralo-fasciste, il faut qu’il se vive comme un courant marxiste révolutionnaire, démocratique et unitaire. Et unitaire pour 1 000 ! Le NPA, avec d’autres, a un rôle dans la construction d’une nouvelle force politique. À partir de là, aux camarades de voir. Il faut maintenir un courant indépendant, maintenir cette perspective révolutionnaire, démocratique, internationaliste, écologiste et féministe. Tout en ayant une intégration dans le mouvement réel le plus unitaire possible. Tenir les deux bouts de la chaîne.
Mathieu Dejean