Grégoire Biseau, rédacteur en chef adjoint du service économie de Libération, s’est attaqué à ce qui serait une «contre-vérité» diffusée par Olivier Besancenot et Benoît Hamon quant à l’évolution de la rémunération du capital et du travail en France (lire aussi ci-dessus et ci-contre).
Notre journaliste économique ne remet pas en cause le fait que les salaires auraient perdu 10 points de PIB par rapport à 1982. Toutefois 1982 ne serait pas la bonne année de référence, mais un trompe-l’œil propre à une «habile mauvaise foi politicienne». Car les 75 % occupés en 1982 par les salaires dans le partage de la valeur ajoutée constitueraient «une exception», liée à «une spirale inflationniste». Depuis 1988, grâce (?) à «la politique de rigueur et de désindexation des salaires décidée par la gauche à partir de 1983», cette répartition retrouverait cependant un cours «stable» (est-ce à dire «normal» ? ou même «naturel» ?) de 65 % - 35 %.
Je ne discuterai pas ici des différentes façons possibles de calculer le partage de la valeur ajoutée, car cela ne concerne pas mon domaine de compétence, bien que cela devrait préoccuper un journaliste économique. Ne serait-on pas plutôt face à deux approches, adossées à des implicites intellectuels et sociaux différents ? Deux découpages temporels éclairant de manière distincte les chiffres actuels (comparer avec 1982 ou avec 1988) ? Dans la partition proposée entre «le normal» (les 65 % - 35 %) et «le pathologique» (Besancenot et Hamon), la pluralité des hypothèses n’a cependant pas droit de cité pour le docteur Biseau. Notre critique des conspirations contre la seule vérité économique possible ne serait-il pas lui-même soumis à quelques présupposés néolibéraux ? L’économie ne serait-elle faite que de mécanismes indépendants de considérations sociales, historiques et politiques (comme «le partage de la valeur ajoutée» et les «spirales inflationnistes»), eux-mêmes adossés à la figure abstraite d’un homo economicus calculant rationnellement et intemporellement coûts et avantages ? N’aurait-on pas aussi à faire, en ce qui concerne le partage de la valeur ajoutée ou les mécanismes inflationnistes, à des conflits sociaux, voire (horreur !) à des «luttes de classes» ? Dans une mise en perspective de l’histoire du capitalisme, deux sociologues, Luc Boltanski et Eve Chiapello, nous ont orientés vers une telle piste. Dans le Nouvel Esprit du capitalisme, ils suggèrent que le fameux «pic» de 1982 ne tomberait pas du ciel, mais de la multiplication des mises en cause du capitalisme, des contestations individuelles et collectives propres aux années 1968-1978, «années critiques». Depuis, les logiques néolibérales et néomanagériales des années 1983-1995 sont revenues, avec l’aide de la gauche gouvernementale, sur ces déplacements «anormaux».
Aujourd’hui, parmi les sociologues, les politistes, les philosophes… et même chez certains économistes, est de plus en plus contestée la double fiction de l’Homo economicus et de mécanismes économiques qui ne seraient pas fabriqués avec de la matière humaine passionnelle, contradictoire, historique, et se présenteraient comme indépendants de rapports de classes, de genres, de générations, «ethniques» et/ou politiques.
Il y a comme un auto-illusionnisme rhétorique dans le conformisme néolibéral qui a saisi nombre de journalistes économiques de droite et de gauche dans le cours des années 1980. Sur la base d’évidences non interrogées propres à la vision d’une économie perçue comme «naturelle», on prétend débusquer le «politiquement correct» des représentations supposées «archaïques» continuant à inscrire l’économie au sein de rapports sociaux et historiques. Une économie abstraite des complications de la vie revêt alors les beaux atours du «réalisme». Et un néoconservatisme se métamorphose magiquement en «mouvement» et critique du «politiquement correct».
Laissons la pauvreté intellectuelle des schémas conspirationnistes à Biseau et à quelques critiques simplistes des médias. Pierre Bourdieu nous invitait, dans Sur la télévision, à prendre des chemins plus rigoureux. Les logiques croisées des inconscients sociaux des journalistes (leurs stéréotypes et leurs automatismes mentaux inscrits dans des habitus), travaillés notamment dans les écoles de journalisme, et des mécanismes autonomes du «champ journalistique» constituent des pistes (non exclusives) n’impliquant pas la généralité de la manipulation consciente et de la «mauvaise foi».
On est loin des lectures à tonalités conspirationnistes des thèses de Bourdieu, avancées tant du côté de «contre» comme Laurent Joffrin, dans Média-paranoïa, que de «pour» comme certains thuriféraires français de Noam Chomsky. Professionnels des médias comme anti-journalistes ont souvent du mal à admettre que les journalistes sont davantage qu’ils ne le croient des marionnettes de dynamiques qui leur échappent. Nous serions bien sûr confrontés ici à des logiques tendancielles, dotées de contradictions, en fonction des médias concernés, des conjonctures ou des itinéraires individuels.
Les gauches ont bien besoin de réflexivité critique vis-à-vis de leur histoire et de leurs impensés. Les impasses autoritaires du XXe siècle réclament ce qu’Olivier Besancenot a appelé à plusieurs reprises «un droit au doute». Des journalistes d’investigation et d’analyse pourraient participer, dans leur registre propre, à cette conscience critique, aux côtés des sciences sociales et de la philosophie. Mais pour que cela puisse devenir un peu plus crédible, il faudrait qu’ils soient eux-mêmes davantage attentifs à leurs propres préjugés, en ne se contentant pas de déverser dans les tuyaux médiatiques des sentences définitives sous la forme d’évidences à prendre (si on est «normal») ou à laisser (si on est de «mauvaise foi»).
Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon, militant du Nouveau Parti anticapitaliste.