Ils sont encore une soixante dimanche, au moment de se séparer. Après avoir rangé les chaises, les tentes et les stands dans la grande cour du Petit-Bard de Montpellier (un quartier dont l'abandon social a été au cœur d'une forte mobilisation en 2004), ils se sont réunis une dernière fois. Pour décider enfin de franchir le pas. Après trois jours de débat, le Forum social des quartiers populaires (FSQP), réseau d'une quarantaine d'associations œuvrant dans les banlieues françaises, a acté son entrée en politique.
Au cœur de la plus grande copropriété de France aujourd'hui sinistrée, l'ambiance se partage entre le morose et la révolte. Et malgré les éclats de voix, l'esprit de responsabilité a studieusement guidée environ 200 représentants d'une génération militante usée et pleine de ressentiment vis-à-vis d'une gauche accusée d'instrumentalisation et qui a trahi ses promesses…
L'accouchement est difficile, mais le processus de création d'un «mouvement politique des banlieues» est acté: une plateforme programmatique a été rédigée par «ceux de Rhône-Alpes». Concentrée sur 20 sujets et une trentaine de pages, elle sera discutée dans chaque ville du réseau et sera amendée d'ici le 25 novembre. A cette date, des «pré-Etats-généraux» seront organisée à la Bourse du travail de Saint-Denis, avant un congrès fondateur souhaité pour février. Parallèlement, et malgré une grande défiance, le FSQP envisage de discuter avec d'autre partis de la gauche radicale et a envoyé une délégation participer lundi à une rencontre en vue des élections régionales organisée par le NPA, avec le PCF, le PG. En «observateurs», comme LO.
Chef de file du Mouvement immigration banlieue (MIB), Tarek Kawtari a pris soin tout le week-end que les débats ne tournent pas qu'autour des rancœurs passées envers ceux «qui n'arrêtent pas de nous la faire à l'envers», recadrant les interventions sur la volonté de chacun de s'investir dans la sphère politique: «A chaque fois qu'on se retrouve [le FSQP a été créé en 2007], on fait un pas en avant et quatre en arrière. Mais aujourd'hui, il faut franchir LE pas, se dire qu'on y va, et décider comment on y va! Il faut le faire, pour que les partis ne viennent pas ici faire leur marché!» En marge de l'événement, il estime le nombre de militants associatifs prêts pour l'aventure à «plus de 1.000».
Plus mesuré, Mohammed Mechmache d'AC le Feu, n'en est pas moins déterminé: «On a connu 30 ans de désintégration en faisant confiance aux politiques. Maintenant, il nous faut créer un rapport de force qui nous permette de dire aux partis: "Arrête de croire que tu peux venir piocher, désormais tu causes à une institution!"». Comme le confie le Lyonnais Boualam Azahoum (DiverCité), «rien que pour nos parents, on se doit de laisser une trace concrète de notre engagement militant, qui a connu tant de désillusions».
«Nous sommes les sans-culotte pour qui la révolution française n'est pas terminée»
Longtemps taxé de communautarisme par le reste de la gauche, la réalité du mouvement offre une réalité bien plus métissée (l'assistance été loin d'être exclusivement maghrébine) aux revendications bien plus complexes, ainsi que l'ont montré les très nombreuses prises de paroles tout au long du week-end montpelliérain. Tour à tour, vieux routiers de l'associatif, jeunes du Petit-Bard venus par curiosité, femmes voilées comme femmes en débardeurs ont témoigné de leurs attentes politiques.
Au centre des questions, des préoccupations touchant surtout à la vie quotidienne, chaque jour plus injuste: lutte contre les discriminations à l'emploi, contre les violences policières, contre l'abandon des services publics. Et un leitmotiv: «la réappropriation de la gestion des centres de décisions» du quartier par les habitants.
La référence à 1789 est revenue à plusieurs reprises dans les interventions. Comme quand un Montpelliérain «héritier de l'immigration» (selon la formule privilégiée) lança: «Vous êtes ici au cœur d'un système féodal, celui de George Frêche. Un système dont nous sommes les gueux. Pourtant, il y a ici au les gens les plus conscientisés de la République. Nous sommes les Sans-culotte pour qui la révolution française n'est pas terminée».
D'autres ont défini les contours d'une aspiration à un vote identitaire, au sens géographique du terme, comme Samir, qui lâche: «J'ai voté à chaque fois par dépit. J'aimerais pouvoir voter au moins une fois avec enthousiasme. Après tout, les chasseurs ils ont pu avoir à un moment des députés européens qui parlaient juste pour eux. Pourquoi on ne pourrait pas faire élire des gens dont on sait qu'ils connaissent nos quartiers».
Le fait religieux est également présent dans les discours, mais il n'est ici qu'un sujet parmi d'autres. Les lois sur le voile sont dénoncées, comme le débat récent sur l'interdiction de la burqa. Aucun dérapage ou même allusion antisémite n'a été prononcée dans les interventions en soutien à la cause palestinienne, les revendications s'exprimant davantage en faveur d'une reconnaissance par les pouvoirs publics de «lieux de culte dignes, plutôt que des caves infectées de rats».
Eric, jeune militant parisien craint d'affronter une stigmatisation médiatique: «Dans les 24h suivant la création de notre parti, on va subir une attaque en règle, du genre "parti alquaïdo-intégriste", qu'il va falloir anticiper. Il va falloir compter nos alliés dans les médias, où s'en faire». Abdelaziz, figure lyonnaise du FSQP et ancien des Indigènes de la République, lui répond: «Le côté mysogine, violeur et voileur, on nous la fera sans cesse. Mais on voit bien qu'on a dépassé la question blanc/noir ou la question laïque/musulman. Désormais on doit apparaître légitimes aux yeux des autres partis, car on a suffisamment de crédit pour aller devant les nôtres tout seul, sans les partis.»
Selon Salah Amokrane, ex-porte-parole des Motivé-e-s, «chaque association dans le FSQP a des priorités différentes, ce qui nous rend complémentaires sur un plan national. Dans certaines régions, l'accent est mis sur la question de l'immigration, dans d'autres ce sera la culture, la rénovation urbaine ou l'aide sociale». L'ancien élu municipal de Toulouse reconnaît les limites de l'engagement local: «On reste isolé et replié sur nos affaires de quartier, en délaissant le message global de l'inégalité en France.»
La naissance d'un mouvement politique structuré à l'échelle nationale donnerait plus de visibilité médiatique et pourrait légitimer les associatifs dans leur pari de se prendre en main politiquement. Mohammed Mechmache, qui avait été avec AC le Feu à l'initiative d'une campagne civique dans les banlieues avant la présidentielle de 2007, estime «possible de retrouver les mobilisations de l'époque, qui était fortement lié à l'hostilité envers Sarkozy, car on offre aux habitants l'occasion de voter en étant sûr de ne plus être confronté ensuite au manque de reconnaissance et de respect. Les bulletins de vote ne seront plus utilisés pour les partis actuels.»
Pour autant, des alliances électorales avec les partis politiques à la gauche du PS ne sont pas exclues, même si la méfiance reste de mise. La présence d'Olivier Besancenot et d'une quinzaine de militants du NPA, ainsi que d'un représentant de la Fédération, a agité les débats.
«Besancenot, au final, tu défends tes brebis comme nous on défend les nôtres !»
Face à certains militants ayant la colère à fleur de peau, la présence d'une quinzaine de membres de la commission "quartiers populaires" du NPA (lire notre enquête sur le plan Banlieue des anticapitalistes) n'a pas été sans poser problème, notamment après les interventions de ceux-ci dans les débats. Au point qu'en début de soirée samedi, les esprits se sont sérieusement échauffés sur fond d'accusations d'instrumentalisation.
Tarek du MIB en est même presque venu aux mains avec «Nico de Marseille», par ailleurs fondateur d'un «collectif type LKP» dans les quartiers populaires phocéens, mal perçu par le FSQP (lire les commentaires de ce billet de blog). Après avoir tenu la comparaison dans la gueulante («Si tu veux à ce point qu'on se foute sur la gueule, viens, on y va!»), le militant NPA serre la main de son contradicteur et aborde un grand sourire, avant de demander où se trouve le bar: «Bien sûr c'est chaud parfois, mais on ne peut pas nous reprocher en même temps d'être absent et d'être présent Les excès de parole, d'un côté comme de l'autre, ce sont nos côtés méditerranéens. L'essentiel, c'est de pouvoir parler politique de façon aussi passionnée, aux pieds d'immeubles désertés par les politiques…».
Auparavant, Olivier Besancenot a bénéficié d'une indulgence plus grande de la part des associatifs, visiblement davantage convaincus de la sincérité du porte-parole du NPA que de celle de ses militants. Lors d'une rencontre où il fut le seul avec Tarek Benhiba (de la Fédération) à avoir répondu présent (Alain Lipietz et Patrick Braouezec se sont décommandés le jour même), Besancenot a tenu un «discours de vérité» à l'égard de ceux qu'il dit vouloir considérer «comme des militants politiques, avec qui on peut parler d'égal à égal»:
«On ne veut pas péter plus haut que notre cul dans les quartiers, on vient modestement à votre rencontre sans contester votre volonté de ce que vous êtes déjà: un mouvement politique avec qui on veut discuter. On est sans doute maladroit, on ne fait peut-être pas toujours comme il faut, mais je ne viens pas ici pour vous enrôler ou me faire adouber. On pense seulement que vous avez toute légitimité à faire partie d'un bloc de la gauche radicale que nous souhaitons construire indépendamment du PS. Et puis vous savez, nous aussi au NPA on a parfois l'impression de se faire instrumentaliser dans les débats de la gauche traditionnelle».
Pour autant, l'heure n'est pas franchement à l'absolution pour une LCR qui avait alors refusé de prendre partie dans le débat autour de la loi sur le voile en 2004 (son slogan à l'époque était: «Pas besoin de loi pour combattre le voile»). Et les interpellations furent nombreuses, notamment sur la crédibilité de l'engagement anticapitaliste dans les quartiers. Tarek Kawtari lui reproche ainsi une différence de volontarisme politique, selon les sujets défendus:
«Le problème, c'est que pour se mobiliser pour la Poste ou les services publics, il y a toujours tout le monde, mais pour les bavures policières, il n'y a que nous! Au final, tu défends tes brebis comme nous on défend les nôtres. La question, c'est de savoir si vous êtes prêt à nous aider dans nos mobilisations, en appuyant nos combats pour se réapproprier la gestion de nos quartiers. Mais ça veut dire que vous êtes prêts à dire avec nous que les centres Léo-Lagrange, les Maisons pour tous et les centres sociaux gérés à la sauce clientéliste, c'est fini!»
A une jeune femme voilée lui demandant quelle serait la position du NPA sur une loi interdisant la burqa, et après une relance d'une femme non-voilée, Besancenot bottera en touche, préférant réfuter les accusations de prudence sur les questions de diversité sur les listes électorales: «Je suis lucide sur les errances d'une partie de la gauche radicale. J'ai entendu ce qui a pu y être dit pour expliquer qu'Omar Slaouti, notre tête de liste en Île-de France aux européennes, avait fait le moins bon score…»
Face à celui qui lui demande de prioriser ses luttes en faveur des banlieues («On ne peut pas parler d'égalitarisme aux gens des quartiers. Ce qu'ils attendent, c'est qu'on rattrape d'abord le retard perdu…»), Besancenot estime que «le meilleur moyen de tout foutre en l'air, c'est de se monter les uns contre les autres. Ce qu'il faut, c'est que chacun vienne avec ses priorités, qu'on puisse les confronter et se battre ensemble pour tout le monde».
Nordine Iznasni (autre "vedette" du MIB) ne dit finalement pas autre chose, appelant à dépasser les oppositions du passé: «Oui il y a eu des comportements innommables, mais nous aussi on a fait des fautes. On a longtemps été tout seul, et ça explique aussi notre intransigeance ou nos énervements. Mais aujourd'hui, j'entends qu'on nous propose des choses, et qu'on dit vouloir nous considérer avec respect. Alors, réussissons d'abord notre convergence entre nous, assos des quartiers, et puis participons aux discussions, car on est de gauche, ça c'est clair. Et au NPA et à la Fédération, il y a des hommes et des femmes qui valent le coup qu'on essaie de travailler ensemble».
Montpellier, de notre envoyé spécial, 29 Septembre 2009.