Portrait de China Miéville. Militant depuis l’âge de 13 ans, l’auteur britannique de science- fiction se double d’un activiste trotskiste.
Sa silhouette se distingue dans la foule des amateurs de science-fiction qui déambulent dans la Cité des congrès de Nantes. Un profil de mannequin, long et musculeux. En cette mi-novembre pluvieuse, China Miéville porte sans frissonner un tee-shirt gris-vert à manches courtes qui fait ressortir ses biceps. Crâne rasé, rehaussé de cinq boucles d’oreille à gauche, le regard clair. Un physique de videur ou de baroudeur. L’apparence extérieure ne fait que concorder avec l’intérieur : un bloc dense et assumé. L’application faite homme du matérialisme dialectique, théorie marxiste qu’il peut réciter par cœur. Pour quatre jours dans un festival français de l’imaginaire, China se sent chez lui comme ailleurs. Il fait partie de ses êtres qui glissent d’un univers à l’autre avec une aisance stupéfiante. Puissance tranquille, il est accoudé à une rambarde du hall, concentré sur son iPad. Sans doute en train de poster sur son blog Rejectamentalist Manifesto ou de lire les comptes rendus de la presse anglaise sur la grosse manifestation de la veille à Londres contre les coupes budgétaires dans l’éducation. L’activiste aurait aimé être dans la rue avec les étudiants.
Voilà dix ans que China Miéville est tiraillé entre son engagement politique et sa carrière de romancier. Une tension choisie : il vit de sa fiction mais ne veut pas lâcher le militantisme. En 2001, ce membre du Socialist Workers Party, le parti trotskiste britannique, se présentait aux élections parlementaires et comptabilisait 1,2% des voix. «C’était les premières élections après l’ère Blair et il y avait beaucoup de déception et de colère. La coalition Alliance socialiste a positionné quelques candidats pour montrer qu’il pouvait exister une alternative.» Le jeune trotskiste s’était donné à fond, travaillant des mois d’arrache-pied, multipliant les meetings, arpentant la chaussée aux aurores pour vendre des journaux à la criée.
En 2010, c’est l’écrivain confirmé qui a reçu pour la troisième fois le prix Arthur C. Clarke et la plus haute récompense du genre, le prix Hugo, pour son septième roman The City & the City, un mystère criminel entre deux villes, dans la tradition du roman noir et fantastique. Le Hugo lui apparaissait comme un graal, label d’excellence apposé sur les livres de SF lus enfant, les Asimov, Heinlein, Bradbury ou Dick. Début septembre, le récipiendaire se rendait à Melbourne, en Australie, à la 68e World Science Fiction Convention, le saint des saints, où le fandom (les fans) remet aux lauréats le trophée en forme de fusée. Un avatar de l’aventure spatiale, alors que China Miéville trace un sillon qui se joue des frontières des genres, entre l’horreur, la fantasy et la SF. On lui attribue le leadership d’un nouveau mouvement, le New Weird (qu’on peut traduire par «nouveau bizarre»), il le récuse. «Je me situe dans une tradition qui a toujours existé, dans la lignée de Lovecraft, Clark Ashton Smith, William Hope Hodgson. Ce qui évoque l’étrange absolu, mélange de pulp et d’horreur.»
Son singulier prénom lui vient de ses parents hippies. Son père tenait une librairie alternative à Norwich où il est né il y a trente-huit ans. Mais le petit China n’a qu’un an et demi quand ses parents se séparent. Il ne reverra que trois fois son père, disparu depuis une dizaine d’années. Sa mère, professeur de français, s’installe avec sa petite sœur Jemima et lui dans un appartement modeste du Nord-Ouest londonien. «Je suis un mouton noir dans la famille, dit-il en français. Je ne parle pas bien votre langue.» China se décrit comme un enfant geek qui adorait les jeux de rôles et… «toujours les monstres» (en français). Etre geek pour lui signifie une fidélité extrême à ses obsessions, en bien ou en mal. «Je ne peux pas dire d’où ça vient. Personne chez moi ne s’intéressait aux dinosaures et aux pieuvres. Si tu remplis une pièce d’enfants de 6 ans, la plupart dessineront des monstres. Alors quand on me demande pourquoi je les aime encore, je réponds : et vous, pourquoi avez-vous arrêté ?» Lui a continué, lisant des bandes dessinées, Alan Moore, Charles Burns, Chester Brown et, en grandissant, des essais politiques. A 13 ans, il milite dans le mouvement antinucléaire. A 16, il se plonge dans le marxisme. Après une année en Egypte et au Zimbabwe, il rentre en 1991 pour des études en anthropologie sociale à Cambridge, puis à la London School of Economics. Son doctorat, publié en 2004, porte sur une théorie marxiste des lois internationales inspirée par les idées du juriste bolchevique Evgeny Pasukanis. S’il n’enseigne pas, à part l’écriture six semaines par an à la Warwick University, China Miéville rédige régulièrement des articles politiques.
Curieux à première vue qu’un esprit rationnel et matérialiste dise admirer Alice, celle De l’autre côté du miroir, à qui il a rendu hommage dans son roman pour jeunes adultes Lombres (Au Diable Vauvert, 2007). «Alice a toujours fait partie de moi.» L’auteur, qui se réfère aussi aux surréalistes, à Dick et à Lovecraft, ne supporte pas les histoires sans aucun élément irréel. «Mon plaisir de créer tient dans le plaisir du grotesque et du cadavre exquis. L’expérience humaine de la réalité est hautement fantastique et hautement irréelle.» Sa vie privée se partage depuis quatre ans entre Londres et Providence, aux Etats-Unis, la ville de Lovecraft où vit sa «petite amie» (en français), le médecin Jesse Soodalter, dont le père est un spécialiste de la lutte contre l’esclavage. «C’est merveilleux d’être la moitié du temps seul et l’autre moitié avec celle qu’on aime.»
Bras croisés, dans une salle de la Cité des congrès, China répond posément aux questions, soucieux de l’exactitude des mots employés. Un sourire éclaire parfois son visage. Des limites à l’imagination ? Il cite le révolutionnaire anarchiste italien Errico Malatesta : «Tout dépend de ce que le peuple est capable de vouloir.» Les limites à l’imagination ont toujours été historiquement conditionnées, estime-t-il. «Une partie du travail du pouvoir est de limiter ce dont nous sommes capables et ce que nous pouvons imaginer.»
Le succès critique de son premier roman en 1998, le Roi des rats (Fleuve Noir, 2006), plongée horrifique dans une guerre d’animaux urbains, et surtout de Perdido Street Station (même éditeur, 2003), qui se situe dans l’univers de Bas-Lag où magie et technologie à vapeur coexistent, l’a heureusement surpris. «Je ne m’attendais pas à être écrivain à plein-temps. Et c’est ce qui m’est arrivé dès mon deuxième roman.» Sa fiction lui paraît inévitablement teintée par ses convictions politiques, mais ce n’est pas son propos. «Si je veux avancer des arguments, je les expose dans un article.» Avec Mark Bould, China Miéville a quand même réussi à explorer les relations entre la gauche et la science-fiction (Red Planets : Marxism and Science Fiction, 2009).Son Concile de fer, inspiré de la Commune de Paris, est celui qui tire le plus vers son autre passion. «Mais cette histoire est excitante, que l’on soit socialiste ou pas.»
Frédéric Roussel.