Aujourd’hui, la majorité des socialistes occidentaux1 affirment qu’il est de notre devoir de nous opposer à l’envoi d’armes à l’Ukraine par « notre » gouvernement. Ils comparent la situation actuelle à celle du début de la Première Guerre mondiale. À l’époque, presque tous les socialistes ont soutenu leurs « propres » capitalistes en envoyant leurs travailleurs à ce massacre impérialiste dans l’intérêt de leurs « propres » impérialistes. Ce faisant, ces socialistes n’ont pas seulement trahi le socialisme, ils ont aussi trahi la classe ouvrière.
« Apprendre à penser »
À l’époque, les socialistes qui s’opposaient au soutien à cette guerre ont appelé les travailleurs à « combattre l’ennemi à domicile ». Ils avaient raison. Aujourd’hui, la plupart des socialistes répètent mécaniquement cette phrase en s’opposant aux nations de l’OTAN qui envoient des armes en Ukraine. Ces socialistes pensent aujourd’hui que cela signifie que quoi que disent ou fassent nos « propres » capitalistes », nous devons partout et toujours dire le contraire. Cela revient à laisser les capitalistes nous contrôler, mais à l’envers. Ce n’est pas que Trotsky avait toujours raison, mais il a écrit un très bon petit essai intitulé « Apprendre à penser » [2]. Il y traite exactement de cette question. Il soulignait que 9 fois sur 10, nous nous opposons à ce que « nos » capitalistes disent ou font, mais qu’il peut toujours y avoir une dixième fois. Nous devons juger la situation en fonction des conditions réelles. Trotsky a notamment posé la question d’un soulèvement hypothétique des Algériens contre la domination coloniale française. Il demandait quelle devrait être la position des socialistes si le fasciste Mussolini voulait envoyer des armes aux Algériens. Mussolini le ferait pour ses propres intérêts impérialistes, mais Trotsky expliquait que, même dans ce cas, les socialistes ne devraient pas seulement soutenir [cet envoi], mais aussi contribuer activement à l’envoi de ces armes en Algérie. Cela n’avait absolument rien à voir avec un soutien à Mussolini. Il en va de même avec les pays de l’OTAN qui envoient des armes à l’Ukraine.
Quoi qu’il en soit, la situation actuelle ressemble beaucoup plus à celle du début de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les nazis ont envahi un pays après l’autre.
Le coup d’État au Myanmar/Birmanie
Le fait que les capitalistes occidentaux soutiennent Zelensky contre la Russie est utilisé pour prétendre qu’il ne s’agit que d’une guerre inter-impérialiste. C’est absurde. Feraient-ils la même affirmation à propos de la situation au Myanmar/Birmanie ? Là-bas, les militaires ont pris le pouvoir par un coup d’État sanglant. Des centaines de milliers de travailleurs et de jeunes se sont soulevées pour résister à ce coup d’État. Ils ont été tués dans les rues par les militaires du Myanmar. Aujourd’hui, une sorte de guerre civile se déroule dans ce pays. Les États-Unis et d’autres pays capitalistes occidentaux soutiennent l’opposition (bien que de manière minimale). Les impérialistes chinois et russes soutiennent le coup d’État. Les socialistes occidentaux prétendent-ils donc que ce qui se passe là-bas est simplement une guerre inter-impérialiste ?
Certains opposent à l’armement de l’armée ukrainienne un appel à l’unité entre les classes ouvrières russe et ukrainienne et au renversement révolutionnaire des deux gouvernements capitalistes.
Encore une fois, nous devrions penser à la situation au Myanmar :
Comme en Ukraine, la résistance aux généraux au Myanmar est menée par l’ancien gouvernement capitaliste dirigé par Aung San Suu Kyi. Elle a été la cheffe d’État qui, au mieux, est restée les bras croisés alors que les Rohingyas étaient massacrés par les militaires. En fait, elle l’a en quelque sorte justifié. En conséquence, les socialistes devraient-ils simplement dire « nous ne devons soutenir aucun des deux camps au Myanmar, et appeler plutôt à l’unité des classes ouvrières russe, chinoise et birmane et au renversement du capitalisme dans les trois pays ensemble ?
Cet argument est une forme d’« ultimatum ». Il explique en effet : « Tant que vous, les travailleurs des deux pays, n’êtes pas prêts à agir ensemble et à renverser le capitalisme, il n’y a rien à faire, et nous ne soutiendrons aucune résistance à l’invasion de la Russie (ou au coup d’État au Myanmar), car ce n’est rien d’autre qu’une guerre inter-impérialiste et nous ne soutiendrons aucun des deux camps. » Le fait que le Myanmar ne soit pas confronté à une invasion de l’extérieur rend l’argument encore plus fort.
La théorie, un guide pour l’action
Si la théorie n’est pas un guide pour l’action, ce n’est qu’un sophisme. Nombre de ces socialistes se disent opposés à l’invasion, mais qu’est-ce que cela signifie en pratique, étant donné leur opposition à ce que les pays de l’OTAN arment l’Ukraine ? Pensent-ils que de simples mots, une simple propagande, une simple pression arrêteront Poutine ? Il a prouvé dans la seule arène qui compte vraiment - l’arène de l’action - que ce ne sera pas le cas. Ce qui peut partiellement arrêter Poutine - du moins pour l’instant dans sa volonté de changement total de régime - c’est une défaite militaire.
C’est ce qui arrêtera l’invasion, et pour cela des armes sont nécessaires. Il n’y a qu’une seule source pour ces armes : les pays de l’OTAN.
Zone d’exclusion aérienne et casques bleus
L’appel à une zone d’exclusion aérienne est une autre question. Ce serait une invitation pour l’impérialisme occidental à envoyer directement ses propres troupes. Dans le futur, ces troupes seront utilisées pour renforcer les intérêts impérialistes occidentaux contre tout mouvement de la classe ouvrière ukrainienne.
Il en va de même pour la demande d’envoi des « casques bleus » de l’ONU en tant que force de maintien de la paix. Étant donné la présence de la Chine et de la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU, il n’y a qu’un seul cas dans lequel de telles troupes pourraient être envoyées : si la Russie était vaincue et chassée de Luhansk et Donetsk, et si les autres impérialistes du Conseil de sécurité de l’ONU se sentaient menacés par un éventuel soulèvement ouvrier dans la région, et s’ils souhaitent simplement la stabilité capitaliste en Ukraine, alors les deux parties pourraient accepter d’envoyer des troupes de l’ONU afin de maintenir le statu quo antérieur à l’invasion de la Russie.
Classe ouvrière russe
En ce qui concerne la classe ouvrière russe : il est impossible de savoir quelle est son humeur du moment. Mais jusqu’à l’invasion, le soutien de Poutine était assez large. Le meilleur moyen, en fait le seul moyen d’entamer sérieusement ce soutien et de retourner les travailleurs contre Poutine est la défaite militaire de l’armée russe. C’est, par exemple, la raison pour laquelle la grande majorité de la classe ouvrière américaine s’est retournée contre la guerre du Vietnam – c ’est lorsqu’elle a vu ses fils, ses frères et ses amis rentrer à la maison mutilés ou morts. Personne n’aime voir ce genre de souffrance humaine, mais si l’invasion de Poutine réussit, cela renforcera le patriotisme et le chauvinisme en Russie et augmentera le soutien à Poutine. Donc, si les socialistes veulent voir la classe ouvrière russe prendre congé de Poutine et se soulever contre lui, ils doivent appuyer la défaite militaire de l’armée russe.
Une fois de plus, nous revenons à la question des armes pour l’Ukraine, car une telle défaite est impossible sans recevoir d’armes de l’Ouest qu’il l’était pour les Indiens d’Amérique de vaincre la cavalerie américaine avec des arcs et des flèches contre le pistolet Gatling.
Conclusion
La défaite de l’invasion de Poutine sera un gain pour la classe ouvrière en Ukraine, en Russie et dans le monde entier. Cette défaite ne peut se produire que militairement. Pour cela, l’Ukraine a besoin d’armes et la seule source de ces armes ce sont les pays de l’OTAN. La guerre est une chose horrible, mais comme la gravité, elle est là. La durée et le coût de la lutte contre l’invasion de Poutine dépendent du peuple ukrainien, pas de nous, ici à l’Ouest.
Considéré sous ses angles, s’opposer à ce que l’Occident envoie des armes à l’Ukraine signifie en pratique appeler à la victoire de l’invasion de Poutine. Il n’y a aucun moyen d’ignorer ce problème.
Lundi 11 avril 2022
(Traduction : Patrick Le Tréhondat - Publication : ESSF)
- 1. Le terme de « socialiste » signifie qui se réclame du combat pour le socialisme, clairement à gauche de la social-démocratie à la mode PS français. Note d’ESSF