Publié le Lundi 28 septembre 2015 à 08h18.

O. Besancenot: “La rémunération des actions, la part la plus parasitaire de l’économie, ne cesse d’augmenter”

 

Publié par les Inrocks. L’ancien candidat à l’élection présidentielle, membre de la direction du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), sort “Le Véritable Coût du capital” (éd. Autrement), un livre dans lequel il tord le cou aux idées reçues sur le “coût du travail”. Entretien.

13 heures, ce vendredi 25 septembre, Olivier Besancenot termine son service au guichet de La Poste, aux alentours de la Porte de Clignancourt, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Pendant sa pause déj’, il nous invite à boire un café, dans le troquet situé en face de son travail, pour parler de son nouveau livre, Le Véritable Coût du capital (éd. Autrement).

L’ex-porte parole du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) arbore une barbe de trois jours et un visage détendu, bien qu’un peu fatigué : mardi il s’est levé aux aurores pour assister ses anciens collègues au bureau de La Poste de Neuilly, mobilisés dans une grève contre la réorganisation. L’ex-candidat de la LCR aux élections présidentielles de 2002 et 2007 ne s’applique pas à lui-même la réduction du temps de travail pour laquelle il milite – c’est le lot du militant politique.

Moins présent dans les médias depuis qu’il a cédé sa place à Philippe Poutou en 2012, Olivier Besancenot prend le pouls du monde du travail depuis son guichet. Ce matin-là, sur les quinze premières lettres recommandées qu’il a remises, l’une annonçait la fin d’une période d’essai – “la personne s’est effondrée” –, l’autre un entretien préalable au licenciement.  “Tu sors de l’émission Des Paroles et des actes la veille avec Manuel Valls [où le Premier ministre a réagi aux mauvais chiffres du chômage, ndlr], et tu te dis : voilà, ça fait deux chômeurs de plus”, constate-t-il avec amertume. Entretien.

 

Pourquoi te semblait-il important d’écrire un livre sur le “véritable coût du capital” aujourd’hui ?

Olivier Besancenot – Je suis parti de ce constat : on accepte d’être désignés comme un “coût”, ce qui est super violent, sans s’interroger sur les mots, les chiffres et arguments qui nous sont présentés comme d’incontestables vérités. J’ai donc eu envie de me pencher sur ce qu’est la réalité de la force de travail – Combien rapporte-t-on avant de coûter ? Où en est la productivité ? Quelles sont les vraies-fausses pistes de la compétitivité ? – et de considérer l’autre côté du miroir, c’est-à-dire le vrai coût du capital.

Ce livre est donc un répertoire de données illustrées, qui ont été produites par des organisations syndicales ou des militants comme Michel Husson[statisticien et économiste français travaillant à l’Institut de recherches économiques et sociales et connu pour ses travaux sur la politique de l’emploi, ndlr]. Il a été pensé pour être un support à destination de ceux qui militent dans le cadre des entreprises notamment, pour les aider dans leurs combats. C’est un contrepoids à la campagne politique et médiatique que nous subissons tous les jours, et qui culpabilise tout le monde sur le thème du “coût du travail”.

Il s’ouvre sur le rapport Gallois et le choix de la compétitivité fait par François Hollande en 2014, qui inaugurent selon toi une nouvelle offensive du capital. Comment expliques-tu que la gauche au pouvoir soit à l’origine de cette offensive ?

Il y a une conversion politique assumée au libéralisme dans les rangs de la social-démocratie – je ne sais d’ailleurs pas s’il faut continuer de l’appeler ainsi. La différence entre un train qui déraille et le gouvernement, c’est que le train qui déraille s’arrête tout seul, alors qu’eux ne s’arrêteront pas. Ils ont fait un choix politique à la Tony Blair ou à la Schröder, et ne reviendront pas dessus.

L’autre élément explicatif c’est qu’il y a des offensives libérales qui, paradoxalement, peuvent passer plus facilement sous la gauche que sous la droite. La complicité dont la gauche bénéficie de la part de la direction du mouvement syndical lui permet de passer des mesures impopulaires, sans créer autant de trouble dans le mouvement ouvrier que l’aurait fait la droite. Peut-être l’ont-ils compris. D’où la distribution des rôles entre flics gentils et flics méchants, c’est-à-dire entre le gouvernement et le Medef : pendant que l’un coupe les oignons, l’autre pleure.

Ce tournant est synthétisé dans le rapport Gallois, qui préconise un “choc de compétitivité”. Celle-ci, déjà familière de Sarkozy, est appliquée dans le menu détail par François Hollande dans toutes ses réformes. C’est à l’exigence de compétitivité que répondent le pacte de responsabilité, la loi Macron, l’accord national interprofessionnel (ANI) ou encore le rapport Combrexelle.

Selon une idée largement diffusée dans la société, il faudrait baisser le “coût du travail” pour gagner en compétitivité. Notre retard sur l’Allemagne s’expliquerait ainsi par un “coût du travail” trop élevé en France. Pourquoi n’en est-il rien selon toi?

Le grand public est persuadé que l’Allemagne supplante la place économique de la France parce qu’elle est plus compétitive grâce à un coût du travail qui est moindre. C’est l’idée qui est admise par 90 % des gens. Or il n’en est rien.

Dans le principal secteur exportateur, celui de l’industrie manufacturière, les coûts horaires en France et en Allemagne sont semblables : 33,16 euros outre-Rhin et 33,37 euros dans l’Hexagone. Dans le secteur automobile, le salaire allemand est même supérieur d’environ 30 % au salaire français. Pourtant la productivité horaire est plus forte en France qu’en Allemagne en 2014.

Il faut donc contrecarrer le discours ambiant sur ce comparatif qui arrange tout le monde : si les exportations allemandes surpassent les françaises, c’est en raison de facteurs “hors coûts”, comme l’image de marque, le design, et l’idée qualitative que renvoie le produit fabriqué, qui a un coût. La part du PIB consacrée à la recherche-développement explique aussi cela : elle est plus importante en Allemagne qu’en France.

Pourtant en France les patrons licencient en se justifiant par le fait que le travail coûte trop cher. Dans ton livre tu opères un renversement en montrant que le capital aussi a un coût : quel est-il et comment le mesures-tu ?

Il y a d’abord un coût du capital sur le travail : on n’a jamais autant allégé le coût du travail qu’en ce moment. La part des salaires dans la valeur ajoutée a baissé de dix points ces trente dernières années, ce qui est énorme. Les exonérations de cotisations sociales – appelées “charges” dans la novlangue libérale – sont aussi une façon de s’attaquer à notre salaire.

Dans le même temps, la rémunération des actionnaires n’a jamais été aussi importante, que ce soit en proportion de la masse salariale ou en fonction de la valeur ajoutée. La CGT mène une campagne à ce sujet. Elle montre qu’il y a trente ans, les dividendes représentaient 10 jours de travail, contre 45 jours en 2012. Qu’elles qu’aient été les grandes promesses de Sarkozy lors du discours de Toulouse ou de Hollande lors du discours du Bourget contre la finance, l’emprise de la rémunération actionnariale sur l’économie, et donc de la part la plus parasitaire du capitalisme, ne cesse de s’accentuer.

Pourtant jamais un seul des économistes qui nous font transpirer tous les jours à la télévision ne nous explique que toute la société paye un coût du capital délirant. C’est de l’escroquerie verbale. On a tous la sensation d‘avoir fait une connerie : on nous explique qu’on dépense trop d’argent et on n’en rapporte pas assez. Et on finit par le croire !

Tout ce que tu expliques, chiffres à l’appui, dans ton livre, rappelle letémoignage de Ghislaine Tormos, ouvrière à l’usine PSA d’Aulnay, dans Le Salaire de la vie (éd. Don Quichotte), sorti l’année dernière…

Son livre m’a beaucoup marqué. On a fait des débats ensemble ensuite. Ce qui est poignant c’est d’une part l’histoire qu’elle retrace, celle d’une ouvrière dans le groupe de PSA, un monde d’hommes où elle a réussi à se faire une place, et d’autre part le récit de sa prise de conscience dans la grève. Cela rappelle que, si un livre peut contribuer à “conscientiser”, rien ne vaut les actes fondateurs collectifs auxquels on participe. Elle a retranscrit cette expérience, pour pouvoir la transmettre.

Son cas semble être exceptionnel : dans La Conjuration des inégaux, tu expliquais qu’il n’y a jamais eu autant de prolétaires sur terre, et qu’en même temps ils n’ont jamais eu aussi peu conscience d’exister en tant que tels. Aujourd’hui le monde du travail semble encore tétanisé, gagné par la peur du déclassement. Comment reprendre la main ?

On est dans une phase de reconstruction du mouvement social. Il faut le rebâtir, en prenant ce qu’il y avait de meilleur dans l’ancien et en l’adaptant à notre période. Il faut assumer ça, quelle que soit son appartenance politique, syndicale ou organisationnelle. C’est ce qui donne encore moins de sens aux “querelles partisanes” : il y a de vraies questions stratégiques qui divisent profondément le mouvement ouvrier, mais je suis pour les prendre comme des éléments de reconstruction. Si on les évacue au nom de l’unité, on ne règle pas le problème.

Mais l’idée selon laquelle telle ou telle organisation peut prétendre incarner le meilleur des traditions du mouvement ouvrier et être en même temps le creuset des futures radicalisations ne correspond pas à ce qu’on est en train de vivre. On vit un moment de délitement, de décomposition du mouvement ouvrier. Une page est en train de se tourner. Il faut commencer à regrouper ceux qui veulent écrire la prochaine, sans effacer les pages précédentes. 

Dans ce contexte, il faut assumer d’être à contre-courant. On est à contre-courant de tout : parler de coût du capital, prendre la défense des réfugiés, etc. Même dans notre propre camp social, diviser pour mieux régner n’a jamais autant fonctionné. Les possédants ont réussi à faire en sorte qu’on se bouffe la gueule entre nous. Mais ce n’est pas inéluctable. J’ai appris dans mes expériences militantes que des bifurcations sont possibles. Mais pour les préparer, il faut que les voix à contre-courant se fassent entendre. Sur ce sujet-là j’ai voulu prendre date avec ce livre.

Dans la bataille idéologique entre le capital et le monde du travail, les fonctionnaires prennent des coups. Emmanuel Macron a récemment déclaré que leur statut n’était plus justifiable…

Emmanuel Macron est le chantre de l’air du temps libéral. Il a beaucoup de défauts, mais il a aussi certainement une qualité : celle de sentir les choses. Il sait à quel point tout a été préparé politiquement pour que son rôle de “plus libéral que moi tu meurs” fonctionne. Sa fonction est de faire toutes les provocations de droite possibles, de pousser le curseur toujours plus loin. Il l’a fait sur le statut de fonctionnaire, il l’a fait sur les 35 heures, il le fera sur le droit de grève un jour, ou sur les congés payés. C’est tellement prévisible.

Le gouvernement a besoin de lui pour aller toujours plus loin et voir comment on répond. On a besoin dans ce contexte d’entendre des choses radicalement différentes : répartir les richesses, réduire le temps de travail, défendre le service public, renationaliser des secteurs clés, etc.

Dans un premier temps ça ne paye pas, mais c’est comme ça qu’on balise un camp social et politique : en lui donnant des identifiants forts. On aurait besoin d’être plus nombreux à ne pas flatter l’air du temps. Même sur l’affaire Volkswagen par exemple. L’ONG Transport et environnement a montré qu’un seul véhicule sur dix répond aux normes antipollution. L’ensemble des constructeurs produisent cinq fois plus que ce qui est autorisé  – dont évidemment des constructeurs français.

Au moment où les électeurs de gauche avaient la gueule de bois en France suite aux promesses non tenues par François Hollande, quelque chose s’est passé en Grèce. Mais Tsipras a fini par signer un mémorandum qui avalise l’austérité, et Unité populaire, la scission issue de la gauche de Syriza, a fait moins de 3 % aux dernières élections. Comment perçois-tu cette séquence ?

C’est une opportunité gâchée, mais pas définitivement. Tsipras aura du mal à appliquer son mémorandum. Il y aura forcément des rebondissements. Le peuple grec est fier, il lutte, et il n’a pas dit son dernier mot. Ce processus politique était le premier du genre. Pour nous, c’était du domaine des travaux pratiques: pouvait-on appliquer une politique alternative à l’austérité en Europe, oui ou non ? La seule réponse de la Troïka a été de montrer que c’était incompatible avec l’appartenance à l’UE.

La direction de Syriza porte une responsabilité historique dans cet échec, mais ce processus dépasse la Grèce. En Espagne, en Grande-Bretagne, la révolte monte des tréfonds des peuples d’Europe. Il nous faut donc travailler à la convergence de ces causes et des temporalités des combats sociaux. D’où l’importance de maintenir le cap de l’anticapitalisme, de la rupture avec l’Europe actuelle, mais aussi de l’internationalisme. C’est le sens d’une tribune que j’ai signée avec Miguel Urbán de Podemos et Antonis Ntavanellos, numéro 2 d’Unité populaire.

Une réunion aura lieu dans la deuxième quinzaine d’octobre pour organiser une marche des indignés à Bruxelles. Cet appel pour l’”austerexit”a vocation à regrouper toutes les forces sociales et politiques qui veulent sortir de l’austérité.

La marginalisation d’Unité populaire et l’échec momentané de Syriza ne risquent-t-ils pas de conforter ceux qui considèrent que les anticapitalistes sont incapables de mettre en pratique leur programme ?

Au contraire on voit qu’en Grèce comme dans l’Etat espagnol potentiellement, des idées alternatives peuvent être portées au pouvoir. Cela change notre manière de concevoir l’avenir. La crise économique est telle que des forces marginales électoralement peuvent être propulsées sur le devant de la scène électorale en quelques mois. Ça reste une possibilité, y compris en Grèce avec Unité populaire. Tout cela reste ouvert. Mais la principale leçon des récents événements grecs, c’est qu’il y a un manque de solidarité du restant du mouvement ouvrier en Europe vis-à-vis des Grecs, pour forcer notre gouvernement à intervenir.

La gauche radicale en France a une responsabilité : à force de ne pointer du doigt que le gouvernement allemand, elle dédouane son propre gouvernement. Pourtant le gouvernement français n’a pas les mains propres dans le dossier grec.

Le Parti de gauche prépare un “sommet du plan B” en Europe. Le NPA pourrait-il s’y associer ?

Nous estimons que c’est aux forces les plus impliquées dans ces combats d’avoir la main, car elles sont les plus légitimes. Autrement, ce n’est que du positionnement politique, on est dans l’effet d’annonce. La question qui se pose est la suivante : va-t-on se donner les moyens de monter une campagne européenne pour sortir de l’austérité et faire converger les voix qui s’accordent sur la nécessité de rompre avec l’Europe actuelle ? C’est le sens de notre campagne. Jean-Luc Mélenchon a peut-être cela en tête quand il parle d’un “plan B”, mais pour l’instant, j’ai entendu beaucoup d’ambitions, et je n’ai vu concrètement qu’une photo à la Fête de l’Huma.

D’où l’importance de la réunion de travail qui aura lieu les 15 et 16 octobre à Bruxelles. Le PG est au courant. L’alternative est simple : soit on se donne les moyens de mener cette campagne, soit on se positionne politiquement. Il serait illogique que les différentes forces de la gauche radicale en France, de LO au PG, ne soient pas dans le coup, pour ce qui est de l’aspect politique – car il y a aussi un aspect social et syndical.

Est-il important pour toi d’avoir une candidature du NPA à la présidentielle de 2017 ?

On en discutera au mois de mars lors d’une conférence nationale. Le NPA a une voix particulière à faire entendre. Mais compte tenu de l’urgence de la situation et de ce que produit le terrain électoral pour la gauche radicale en ce moment, j’ai plutôt tendance à penser que les différentes composantes de cette gauche ont tout intérêt à moins penser à 2017 et à penser davantage à ce qu’on peut faire ici et maintenant. Je pense qu’en 2017, le NPA devrait faire entendre sa voix. Mais la gauche radicale est divisée, on est incapables de donner un sens à la quête de représentation politique, alors que les partis tels qu’ils existent sont en crise. Si nous ne le faisons pas, qui le fera ?

Le NPA est un des rares partis de tradition trotskiste en France, avec Lutte Ouvrière. Le Parti Ouvrier Indépendant traverse une crise, et la Gauche Unitaire, issue du NPA, s’est dissoute dans le PCF. Quel sens a encore l’étiquette “trotskiste” ?

Le NPA n’est pas un parti trotskiste. Certains de ses militants n’aimeraient pas être qualifiés ainsi. On veut prendre le meilleur des filiations politiques, qu’elles soient trotskistes, libertaires, communistes-radical, écosocialistes… Mais qu’on soit au NPA, à LO, chez les libertaires, au PG ou même au PC, je pense qu’on se sent tous orphelins d’une représentation politique unitaire, qui représente jusqu’au bout les intérêts des opprimés, des exploités.

Mais pour y parvenir il nous faut réussir à mettre de côté les ambitions des uns et des autres, qui pensent qu’ils ont forcément rendez-vous avec l’Histoire. Ce n’est pas ce dont on a besoin : on a besoin de redonner confiance aux sphères militantes. Le monde a changé, nous devons réinventer un projet révolutionnaire. Je ne pense pas qu’un seul courant politique peut prétendre avoir eu raison sur tous les autres jusqu’à présent. Certains le pensent dans toutes les familles politiques, mais pas moi. Quand les moments sont difficiles ce réflexe identitaire permet de tenir bon, mais il faut assumer le doute. Dans les périodes de reflux, la solution de facilité consiste soit à se réfugier ailleurs, au chaud, soit à plonger dans le sectarisme. Ne tombons pas dans ces deux pièges.

Propos recueillis par Mathieu Dejean