En Amazonie, l'été, c'est la saison des pluies. La pire époque pour Miguel Pontes. «Ma jambe me lance, j'ai des douleurs quand je marche», se plaint le paysan, qui cultive des fruits de la passion, du riz et des haricots noirs dans son petit enclos. Dès que les nuages s'accumulent, une tension dans la jambe le ramène treize années en arrière.
Ce 17 avril 1996, Miguel et des centaines d'autres paysans du Mouvement des sans-terre (MST) bloquent la route, à la hauteur du village Eldorado de Carajas, dans le sud de l'État du Para. «On a vu arriver trois cars de la police militaire. Ils ont commencé à tirer en l'air, on n'a pas bougé. Jamais on n'aurait pensé qu'ils pourraient nous tuer», raconte-t-il, la voix rauque. Sans crier gare, la troupe tire pourtant dans la foule, visant les jeunes hommes en priorité. Bilan : 19 morts et des dizaines de blessés, certains contraints à l'amputation. Miguel s'en tire avec une balle dans la jambe, que les médecins ne délogeront que trois mois plus tard.
Dix ans après le drame, le militant du MST s'estime chanceux : il fait partie des rares blessés indemnisés. Il reçoit tous les mois un salaire minimum de 415 réis. «Les veuves attendent toujours, dix-neuf compagnons sont morts, et ceux qui ont organisé le massacre sont libres», lâche-t-il. Les deux commandants finalement condamnés multiplient les recours, ils savent déjà qu'ils n'iront pas en prison.
Dans le Para, dont la capitale, Belém, accueille depuis hier soir le Forum social mondial, la violence, quotidienne, a toujours le même motif : la lutte pour la terre. Le massacre d'Eldorado do Carajas a frappé les esprits par son ampleur, et le fait qu'il a été sciemment planifié par la police militaire.
Travail esclave
Mais, tous les ans, ils sont des dizaines à tomber sous les balles des tueurs à gage de la région. Syndicalistes ruraux, militants du Mouvement des sans-terre, leaders indigènes ou religieux sont assassinés sur l'ordre des grands propriétaires locaux. Dans le seul Para, on dénombre 876 assassinats de cette nature dans les trente dernières années. Et aucun responsable en prison. En 2005, le meurtre de Dorothy Stang, une religieuse américaine de 73 ans, dans un petit village de l'État, avait ému l'opinion internationale. Condamné à trente ans de prison en 2007, le commanditaire du crime a été relaxé en 2008. «Les juges sont souvent liés aux grands propriétaires quand ils n'ont pas eux-mêmes de fazenda», se désole Ariovaldo Umbelino, géographe à l'Université de Sao Paulo. Les tueurs à gages, connus de tous, circulent librement, leur pistolet dépassant du pantalon.
Dans ce Farwest amazonien, on préfère également oublier qu'en 1888 le Brésil a aboli l'esclavage. José Batista, avocat de la Commission pastorale de la terre, une branche de l'Église travaillant auprès des petits paysans, a du mal à trouver ses mots lorsqu'il raconte l'état dans lequel se trouvent les centaines d'esclaves débusqués tous les ans. «Ils sont logés à même le sol, dans des hangars sans eau ni électricité. La nourriture qu'on leur donne est périmée, ils travaillent tous les jours jusqu'à épuisement», déroule-t-il. La moindre tentative de fuite est punie de coups de fouet, voire d'exécution. Venus pour la majorité du Maranhao, un État pauvre du Nordeste, ces malheureux sont attirés par la promesse d'un travail. Le scénario est toujours le même, un intendant agricole (surnommé le «gato», le chat) promet un emploi bien payé, avant de les emmener à bord d'un camion pour une destination inconnue. Au bout de quelques centaines de kilomètres, la recrue arrive dans une fazenda coupée du monde, et découvre qu'elle a accumulé une dette phénoménale : coût du voyage, de l'hébergement, de la boisson. Il lui faut travailler pour rembourser. Sur place, médicaments et produits d'hygiène sont vendus par le patron, à des prix prohibitifs. La dette ne cesse de croître, l'employé ne travaillera jamais assez pour l'éteindre et perd sa liberté.
Symboles du non-droit
«En 2008, 4 600 esclaves ont été libérés par le ministère du Travail», rappelle José Batista. Grande première, une fazenda de la région a même été expropriée après la découverte de 88 personnes travaillant dans des conditions inhumaines. «Mais les distances sont énormes, il est impossible d'envoyer des inspecteurs partout», ajoute Jean-Pierre Leroy, un Français installé au Brésil depuis 1971 et spécialiste de l'Amazonie. «Et puis, c'est un métier dangereux», poursuit-il. En 2004, trois inspecteurs du travail avaient été tués à l'entrée d'une fazenda, dans le Minas Gerais.
Dans le Para, 90 % des surfaces sont cultivées de façon illégale. «Les propriétaires s'installent sur des terres publiques, et décident qu'elles sont à eux», explique Ariovaldo Umbelino. Champion de la violence et du travail esclave, le Para est aussi en tête du classement de la déforestation de l'Amazonie.
En accueillant le Forum social mondial à Belém, le Brésil va également montrer au monde l'une des régions symboles du non-droit dans le pays. À Eldorado de Carajas, Miguel Pontes ne cache pas sa satisfaction : «Peut-être que, grâce au regard étranger, justice sera enfin rendue.»
Lamia Oualalou, à Eldorado do Carajas (sud du Para). Publié par Le Figaro.fr