Rony Brauman est ancien président de Médecins sans frontières. Professeur associé à Sciences-Po, il réfléchit depuis des années aux effets des interventions humanitaires.
Une partie des opposants à l’intervention américaine en Irak soutiennent cette fois la résolution du Conseil de sécurité sur la Libye. Pas vous. Pourquoi ?
Parce que je ne crois pas plus qu’avant aux vertus de bombardements aériens pour installer la démocratie ou «pacifier» un pays. La Somalie, l’Afghanistan, l’Irak, la Côte-d’Ivoire sont là pour nous rappeler aux dures réalités de la guerre et de son imprévisibilité. «Protéger les populations» signifie, en pratique, chasser Kadhafi et le remplacer par un Karzaï local si l’on va au bout de la logique, ou diviser le pays en gelant la situation. Dans les deux cas, nous ne serons pas capables d’en assumer les conséquences. A quel moment cette guerre sera-t-elle considérée comme gagnée ?
Faut-il assister en spectateur à l’écrasement de la rébellion libyenne par les troupes de Muammar al-Kadhafi ?
Non. Entre la guerre et le statu quo, il y a un espace d’actions : la reconnaissance du Conseil national de transition [l’instance politique des insurgés, ndlr] par la France était un geste politique important, qu’il faut poursuivre en soutenant militairement l’insurrection : lui fournir des armements et des conseils militaires pour rééquilibrer le rapport des forces sur le terrain, ainsi que des informations sur les mouvements et préparatifs des troupes adverses. L’embargo commercial, l’embargo sur les armes et le gel des avoirs du clan Kadhafi sont autant de moyens de pression auxquels le régime de Tripoli ne peut être indifférent.
Ne risque-t-on pas de laisser faire une tragédie ?
Prenez le Rwanda, souvent invoqué comme un exemple de ce qu’il ne fallait pas faire : l’ONU avait des soldats et les a retirés avant le génocide, ce qui est retenu comme la grande faute. Mais, pour compréhensible qu’elle soit, cette critique morale est aveugle au fait que, pour changer le cours des choses, il aurait alors fallu établir une tutelle complète sur le pays, ce qui est impossible. Selon moi, notre tort n’a pas été le retrait en 1994, mais l’intervention en 1990 pour sauver le régime en place, sous l’illusion de pouvoir imposer la paix. Il valait mieux accepter les violences du moment que de geler, pour un temps forcément limité, le rapport de forces. Ce sont les plus radicaux des deux côtés qui en ont tiré profit.
Même si l’on se contente d’interventions aériennes ?
Une opération aérienne n’a jamais permis de remporter une guerre. Cette illusion technologique relève de la pensée magique. Le bilan des interventions armées internationales montre que nous n’avons plus les moyens de décider ce qui est bon ou pas à l’étranger. Le remède est pire que le mal. A partir du moment où la force ne nous permet plus de faire avancer à notre convenance une histoire qui hésite, mieux vaut en éviter l’usage et rompre avec les rêves de la «guerre juste». En cette matière comme en d’autres, la politique de l’émotion est très mauvaise conseillère.
Est-ce une opposition de principe à toute intervention ?
Non, les Brigades internationales parties combattre en Espagne aux côtés des républicains, en 1936, sont un grand moment de solidarité internationaliste - mais sûrement pas de défense des libertés démocratiques ! - et j’applaudirais des deux mains l’idée de brigades internationales allant soutenir la rébellion libyenne. Mais les interventions étatiques sont une tout autre affaire ! J’ajoute que la morale est loin de trouver son compte dans les choix de situations justiciables d’une intervention internationale par rapport aux populations que l’on abandonne à leurs oppresseurs : la Tchétchénie, la Palestine, le Zimbabwe, la Corée du Nord, etc. Pour ne prendre qu’un exemple récent : parmi ceux qui appellent à une zone d’interdiction de survol au-dessus de la Libye, combien auraient défendu la neutralisation des forces aériennes israéliennes en janvier 2009 sur Gaza ou en août 2006 sur le Liban ?
Il n’y a donc pas de diplomatie des droits de l’homme possible ?
Allez demander aux manifestants du Bahreïn, réprimés par nos alliées les monarchies pétrolières du Golfe, ce qu’ils en pensent. Les Iraniens pourraient bien s’intéresser à leur tour à la défense des droits de l’homme dans la péninsule arabique. Non, les droits de l’homme ne sont pas une politique, et l’opposition canonique entre droits de l’homme et realpolitik est une impasse. Il y a une politique tout court, qui est l’art de vouloir les conséquences de ce qu’on veut. Les droits de l’homme sont convoqués ou révoqués à leur guise par les Etats.
Que dites-vous aux Libyens qui appellent l’Occident au secours ?
Je leur dis qu’ils se font des illusions sur notre capacité à redresser la situation à leur profit et que ce sont eux qui en paieront le prix fort. Souvenez-vous que, en 2003, de très nombreux Irakiens étaient en faveur d’une intervention armée. Ils croyaient que les Américains couperaient la tête du tyran et s’en iraient. Les médecins savent, mais pas seulement eux, que donner l’illusion d’une protection peut être pire que ne pas donner de protection.
La reprise en main de la Libye par Kadhafi, n’est-ce pas la fin du printemps arabe, voire une menace sur les révolutions tunisienne et égyptienne ?
Je ne vois pas pourquoi. D’une part, ce n’est pas la situation en Libye qui déterminera à elle seule l’avenir démocratique des pays arabes ; d’autre part, on voit qu’à l’ombre de l’intervention en cours la répression s’abat sur d’autres manifestations dans les pays du Golfe. Par ailleurs, nous sommes bien placés, en France, pour savoir qu’entre la révolution et la démocratie, il y a du chemin à faire et des retours en arrière. Le printemps arabe n’échappera sans doute pas à cette règle. Je suis convaincu que le rejet des pouvoirs despotiques et corrompus est profondément inscrit dans l’ensemble des sociétés contemporaines, mais que c’est à elles de faire de ce rejet un programme politique.
Recueilli par Éric Aeschimann.