Dans une situation extrêmement dangereuse, marquée par l’agression militaire russe contre l’Ukraine et plus globalement un contexte d’instabilité hégémonique au niveau mondial qui accentue les rivalités entre puissances impérialistes, nous publions cet entretien éclairant réalisé par Ervin Hladnik Milharčič avec Ilya Boudraitskis, publié dans le quotidien slovène Dnevnik et traduit par Jan Malewski pour la revue Inprecor.
Outre d’indispensables informations concernant le pouvoir russe et sa machine de propagande nationaliste/militariste mais aussi le rapport de la population russe à ce qui se joue actuellement, il permet notamment de mieux comprendre les liens entre le durcissement autoritaire en Russie – qui tend vers l’écrasement de toute opposition et de toute velléité de contestation ouverte – et l’initiative impériale prise par Vladimir Poutine contre l’Ukraine. [Accroche : site de Contretemps]
Ervin Hladnik Milharčič : Alors que vous êtes à Moscou et moi à Ljubljana, sommes-nous en train de parler à travers une future ligne de front ? On parle de la guerre. En Europe, la politique encourage vivement les Russes à faire quelque chose, employant pour cela tous les canaux médiatiques. Et de votre côté, cela rassemble à quoi ?
Ilya Boudraitskis : Pensez-vous à la façon dont les gens ordinaires perçoivent la situation ou bien quel imaginaire le régime crée-t-il ?
Ervin Hladnik Milharčič : Pour commencer, comment les médias russes présentent les tensions à la frontière russo-ukrainienne ?
Ilya Boudraitskis : Les médias officiels russes, notamment toutes les chaînes de télévision, sont contrôlés par le Kremlin. D’autres sont presque inexistantes. À propos de l’Ukraine, ces médias d’État emploient un langage de guerre depuis 2014. Au cours des derniers mois, il n’y a pas eu de modifications de cette manière d’en parler. C’est toujours le même vocabulaire.
Ervin Hladnik Milharčič : Qu’entendez-vous par le langage de la guerre ?
Ilya Boudraitskis : Des débats sans fin sur le profond clivage entre notre pays et l’Occident, avec lequel nous sommes en conflit historique. L’emploi d’une rhétorique militaire extrêmement agressive. Nous entendons parler de nos bombes, chars, avions et autres armes. Nous entendons dire que nous pouvons détruire les États-Unis d’Amérique en deux ou trois minutes, ou que nous pouvons facilement gagner à nouveau une guerre mondiale. C’est devenu le langage courant des médias officiels.
Ervin Hladnik Milharčič : Quel effet cela a-t-il sur l'opinion publique ?
Ilya Boudraitskis : Fabuleux. Chez nous, pour aider les enfants à s’endormir, nous leur racontons l'histoire d’un garçon qui criait « au loup ». Vous connaissez cette histoire, n’est-ce pas ? Le garçon courait dans tout le village en criant « loup, loup, loup » pour attirer l’attention sur lui. Il a réussi. Tout le village s’est mobilisé à plusieurs reprises. Quand finalement le loup est venu dans le village, plus personne n’a fait attention à lui. Au moins depuis 2014, les médias officiels parlent sans cesse et sur un ton très fantaisiste d’un inévitable conflit avec l’Ukraine, qui ne s’est jamais concrétisé. Maintenant, ils veulent sonner l’alarme. Ces dernières semaines, les médias officiels ont tenté de faire savoir que la situation était devenue très grave. Que cette confrontation militaire est réelle. Cependant, le public ne perçoit pas cette annonce comme quelque chose de différent. La réaction courante à ces messages est de dire : « Nous savons que nous sommes en conflit avec l’Ukraine, nous savons que nous sommes en conflit avec les États-Unis, vous nous le répétez tout le temps, c’est donc la normalité ».
Ervin Hladnik Milharčič : Aucune émotion particulière ?
Ilya Boudraitskis : C’est plus compliqué que cela. D’une part, les gens y voient la poursuite de la stratégie habituelle consistant à pointer du doigt les bizarreries des élites au pouvoir. Le langage du conflit leur est si familier qu’ils ne sont plus émus. Mais en même temps, on craint de plus en plus la possibilité d'une véritable escalade. La peur de la guerre fait lentement son chemin.
Ervin Hladnik Milharčič : Ce malaise est-il également perceptible dans les médias officiels ?
Ilya Boudraitskis : Non, selon eux nous avons déjà remporté la victoire. Mais les gens sont de plus en plus inquiets. Ce n’est pas seulement mon sentiment. La peur de la guerre a toujours été la deuxième plus grande crainte après celle concernant sa santé personnelle et les soucis qui l’accompagnent du fait du fonctionnement des institutions publiques et de leur prise en charge des individus. De récents sondages d’opinion montrent cependant qu’au moins 60 % de la population craint la possibilité d’un conflit armé, et que cette crainte est plus forte que les préoccupations sanitaires liées à la pandémie. Ces deux éléments sont présents simultanément dans la conscience collective. Les gens sont tellement habitués aux discours militaristes qu’ils ne les prennent pas trop au sérieux, mais, d’un autre côté, il y a une inquiétude croissante. Pour ma part, je pense que la peur découle des événements dont nous avons été témoins l’année dernière. Une peur liée à la répression croissante de l’État, à la violence grandissante qui l’accompagne et au climat d’anxiété qu’elle génère. Je dirais que cette question est au cœur de la réflexion politique des masses sur notre situation. Mais vous devez garder à l’esprit que dans notre société il n’y a pas de réactions politiques sérieuses, pas de manifestations, pas de protestations. Il n’y a plus de manifestations massives de mécontentement, plus d’occupations de rues ou de places. Plus rien.
Ervin Hladnik Milharčič : Comment Poutine a-t-il réussi cela ?
Ilya Boudraitskis : Grâce à une année de coups directs portés aux noyaux de l’opposition. Le régime politique est de plus en plus répressif. Après l’arrestation d’Alexeï Navalny, chef du parti d’opposition Russie du futur, et la dispersion des manifestations qui l’ont suivie, l’opinion publique a été réduite au silence. L’ensemble de l’opposition se trouve maintenant dans une situation très déprimante. L’année dernière, nous avons été la cible d’une répression totale. Toutes les structures d’Alexeï Navalny ont été déclarées organisations extrémistes et ses collaborateurs sont considérés comme des extrémistes. Toute personne ayant exprimé son soutien à Navalny pouvait être arrêtée. La plus ancienne organisation de défense des droits civils, Memorial, reconnue en 1989, a été dissoute par un arrêt de la Cour suprême parce qu’elle relèverait de la loi sur les agents étrangers. Symboliquement, c’était très destructeur : la plus ancienne organisation de défense des droits humains devient soudainement illégale. Ils ont aussi pris pour cible tous les médias indépendants avec une extrême agressivité. La loi sur les agents étrangers peut être utilisée contre tout le monde. Il n’y a plus un seul média indépendant en Russie qui ne puisse être accusé d’être une agence étrangère. L’accusation est un avertissement. Cela signifie qu’ils peuvent être liquidés à tout moment, tout comme l’a été Memorial. Une grande partie de la répression est liée à ce qui se passe actuellement à la frontière avec l’Ukraine. Ils voulaient s’assurer qu’il n’y aurait pas de mauvaises surprises, d’opposition, de réactions ou de résistance sur le front intérieur.
Ervin Hladnik Milharčič : Les gens ordinaires ne sont au courant que de la version officielle ?
Ilya Boudraitskis : Plus ou moins oui. Les gens sont ainsi psychologiquement préparés à la guerre. Vous pouvez suivre la télévision d’État et croire la propagande. Ce n’est pas difficile. En revanche, survivre en cas de conflit, c’est une tout autre affaire. Dans ce domaine, la situation est déjà fort différente, car nous vivons dans un pays très pauvre, qui a vu la qualité de vie se dégrader ces dernières années, donnant l’impression d’un pays en déclin dans tous les domaines. C’est seulement dans le cas où la situation – déjà mauvaise – se détériorerait très rapidement, et quand les gens ne verraient aucune issue, que nous pourrions nous attendre à un changement et à des exigences plus pressantes d'une politique différente. Cependant, jusqu’à présent, rien de tel n’est en vue.
De plus, la situation n’est vraiment pas claire. Le discours officiel entretient systématiquement une telle ambiguïté. D’une part, ils utilisent un langage militariste agressif et sans compromis. D’autre part, ils parlent aussi du désir de paix, de pourparlers entre la Russie, les États-Unis et les pays européens. Ils attribuent cette tension à l’hystérie anti-russe des médias occidentaux et à la politique qui la sous-tend. Ils disent que la Russie n’a pas prévu d’attaquer, qu’elle ne prévoit aucune invasion armée, que l’armée ne fait que des manœuvres normales sur le territoire souverain russe et qu’en Occident ils créent la panique à cause de leurs propres problèmes. De nombreuses personnes se demandent ce qui se passe réellement. Faut-il vraiment se préparer à la guerre, ou s’agit-il d’une énième tempête de propagande sans lendemain ? Ce dilemme nous est familier. S’agit-il seulement de vagues successives de désinformation, ou le danger d’une confrontation militaire est-il vraiment proche ?
Ervin Hladnik Milharčič : Les États-Unis et certains pays européens envoient en effet des équipements militaires à l’Ukraine. Cela a-t-il été porté à votre attention ?
Ilya Boudraitskis : Oui, c’est clair. La peur de la guerre a deux visages. Les gens ont naturellement peur des conflits militaires. Si l’Occident apporte un réel soutien militaire à l’Ukraine, il pourrait y avoir une guerre majeure. D’autre part, il existe une forte crainte de sanctions économiques supplémentaires, qui pourraient miner l’économie déjà mise à mal. Il se peut que l’Occident considère réellement l’Ukraine comme un pays où il peut enfin affronter la Russie sur tous les fronts, et qu’elle devienne un champ de bataille. Mais il est difficile de lancer en Russie un débat un peu plus sérieux sur cette question. Les médias officiels sont contrôlés et il n’y a aucune possibilité de s’engager dans une analyse sérieuse de la situation et une confrontation des opinions. Ils s’occupent de propagande, l’information est secondaire. Il reste encore quelques médias libéraux d’opposition. Ils sont encore là, mais sont chaque jour moins nombreux et subissent constamment une pression terrible de l’État. Il existe encore un certain sentiment de révolte au sein de la population. Mais le régime n’arrête pas d’envoyer deux signaux contradictoires.
Le message officiel c’est que, contrairement à l’Occident, la Russie souhaite des pourparlers et ne prévoit pas de guerre, mais qu’elle est prête à tout. Dans ce tableau c’est l’Ukraine – alimentée par l’Occident – qui est l’agresseur. Malgré toute la rhétorique belliqueuse, les médias officiels transmettent le message du Kremlin selon lequel cette bataille sera menée par des pourparlers et que la guerre sera évitée.
Ervin Hladnik Milharčič : Comment justifient-ils un tel message ?
Ilya Boudraitskis : On se souvient de l’expérience de 2014, lorsque l’armée russe a occupé la Crimée et que la réaction de l’Occident a été principalement rhétorique. La Crimée a été annexée à la Russie, il y a eu des protestations et des remous, des sanctions ont été imposées, mais il n’est venu à l’idée de personne d'essayer de restituer Sébastopol et Yalta à l’Ukraine par la guerre. Le Kremlin peut pointer du doigt la mer Noire et dire qu’il y a établi son autorité sans être sérieusement gêné par qui que ce soit.
Les médias libéraux essaient de raconter une histoire différente, mais ils sont désorientés. L’opposition politique est également confuse. Personne ne sait quel est le contenu secret des discussions entre la Russie et l'Occident. La plupart des citoyens ont l’impression que les relations entre la Russie et l’Occident ont été complètement rompues. La rupture, cependant, ne s’est pas produite l’année dernière, mais bien plus tôt. Ceux qui vivent dans les grandes villes et voyagent dans d’autres pays savent que les relations sont mauvaises depuis longtemps. La situation est claire. L’ambassade des États-Unis à Moscou n’a plus délivré de visas aux citoyens russes depuis trois ans. Si vous voulez aller en Amérique, vous devez d’abord vous rendre ailleurs, comme à Zagreb ou à Ljubljana, et y demander un visa. Cela a commencé à l’époque de Donald Trump et se poursuit sous le mandat de Joseph Biden.
Ervin Hladnik Milharčič : Mais s’il y a une guerre, pour quoi se battra-t-on ? En 2014, les Ukrainiens ont cédé la Crimée sans combattre. L’armée ukrainienne n’a même pas tiré un coup de feu en l’air. L’objectif du conflit est-il clair pour vous ?
Ilya Boudraitskis : C’est la question principale, n’est-ce pas ? Pour quoi nous battons-nous ? Il n’y a pas de dilemme pour les autorités russes. Au cours de l’année dernière, il est devenu évident que l’accord de Minsk ne fonctionne pas. À Donetsk, la situation est dans l’impasse. L’idée que les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk puissent être utilisées pour contrôler le gouvernement ukrainien s’est effondrée. Poutine pensait trouver dans le Donbass un pilier sur lequel construire une politique concernant l’Ukraine. L’accord était censé empêcher au moins la coopération de l’Ukraine avec l'OTAN, mais il a échoué. Entre-temps, des élections ont eu lieu en Ukraine et il est rapidement apparu à Poutine qu’il serait impossible de parvenir à un accord avec le nouveau président, Volodymyr Zelensky. Lorsqu’il a été élu en mai 2019, il y avait un certain espoir au Kremlin de pouvoir trouver un accord avec lui sur la normalisation des relations. Mais il s’est ensuite révélé être, à bien des égards, un nationaliste encore plus dur que son prédécesseur, Petro Porochenko. Poutine devait trouver un moyen de sortir de l’impasse de l’accord de Minsk, qui était sans lendemain. Il a décidé de déplacer le centre de gravité du Donbass vers toute l’Ukraine. Il a commencé à se demander quelle place avait été réservée à l’Ukraine dans les plans de l’OTAN. L’Ukraine sera-t-elle au moins un pays neutre, ou un allié militaire ouvert ? Il a voulu détourner l’attention de la situation gelée dans le Donbass et commencer à parler des relations interétatiques et mondiales.
Ervin Hladnik Milharčič : Comment l’a-t-il fait ?
Ilya Boudraitskis : Tout simplement. Il a commencé à déplacer des troupes vers la frontière. L’idée était de forcer l’Occident à réagir. Poutine a ainsi posé une question très simple à l’Occident : dans quelle mesure envisagez-vous sérieusement de soutenir militairement l’Ukraine en cas de conflit militaire ? Ou encore plus simplement : entrerez-vous en guerre si j’envahis le pays ? Il voulait voir ce qui se passe aux frontières de l’Union européenne en cas d’intervention militaire. Il a posé la question de la manière qu’il préfère. Poutine aime défier son adversaire. Il se tient devant lui, le regarde dans les yeux. « Eh bien, que vas-tu faire ? Tu vas frapper, ou tu ne fais que parler ? » Qui reculera le premier ? Il l’a fait en Crimée en 2014, puis dans le Donbass. Il ne s’agissait pas vraiment de préparer une invasion, il voulait forcer les négociations. Mais la réponse de l’Occident en janvier dernier a été surprenante pour Poutine. Il voit l’Occident comme un territoire où vivent les vauriens qui continuent à prêcher les droits humains et ne sont pas préparés à un véritable conflit. Ils sont toujours les premiers à battre en retraite avant d’être défiés. Mais ces dernières semaines, le ton a changé en Occident, d’abord aux États-Unis, puis au Royaume-Uni, et ensuite chez beaucoup d’autres. Poutine doit maintenant prendre note du fait que l’Occident a accepté son défi et a commencé lui-même à le défier. Tout d’abord, la diplomatie a commencé à dire que Poutine était déjà l’agresseur et qu’il avait franchi les frontières. Poutine ne faisait que déplacer des chars le long de la frontière et l’Occident a eu l’impression qu’il avait déjà occupé l’Ukraine. La politique, la diplomatie et les médias ont semé la panique en Occident en affirmant que la Russie était sur le point de lancer une offensive majeure en Ukraine. Maintenant, ils envoient des armes à l’Ukraine et parlent d’intervenir eux-mêmes. Poutine ne s’attendait pas à cela.
Ervin Hladnik Milharčič : Voulez-vous dire que Poutine a vu tout ce manège de chars comme un outil de négociation ?
Ilya Boudraitskis : C’est ce que je pense. Lorsque la Russie prépare une invasion, elle a habituellement des objectifs militaires clairs en face d’elle. Quels pourraient être les objectifs militaires d’une attaque frontale contre l’Ukraine ? Tout ce que vous entendez, ce sont des réponses politiques. D’une part, la volonté de changer le gouvernement en place à Kiev. D’autre part, il y a la volonté de créer une atmosphère propice pour une guerre hybride c’est-à-dire la volonté de diviser l’alliance occidentale, de scinder l’Ukraine en deux et de prendre le contrôle politique d’une partie. Supposons que des courants politiques favorables pourraient émerger d’une intervention militaire. Mais comment réaliser la partie militaire de l’opération ? Occuper Kiev ? Pour gagner quoi ? Un succès militaire apporterait plus de problèmes que ceux auxquels la Russie doit déjà faire face. Le résultat ne pourrait être que la confusion la plus totale. Même l’occupation d’une grande partie de l’Ukraine ne procurerait à la Russie aucune garantie de sécurité face à l’Occident. Il y aurait une résistance, un grand nombre de troupes serait nécessaire, et on pourrait mettre aux oubliettes toute stabilité. Les sentiments nationalistes des Ukrainiens seraient renforcés et la Russie perdrait le pays pour de bon.
Aujourd’hui, le pouvoir russe surestime également la popularité de la Russie en Ukraine. Il rêve d’avoir une majorité de la population parlant russe et n’ayant aucun problème à accepter la Russie comme leur patrie. C’est une pure affabulation.
Pour ma part, je n’ai pas vu de plan militaire clair pour l’invasion, ni de préparatifs majeurs du pays pour la guerre. Le seul effet pratique de la guerre serait de déstabiliser la situation en Russie.
Ervin Hladnik Milharčič : Mais peut-être Poutine pense que la Russie est menacée ?
Ilya Boudraitskis : Oui. Je pense qu’il y a beaucoup d’anxiété au niveau du pouvoir. Ils sont convaincus que les États-Unis et leurs alliés européens souhaitent également un changement de régime en Russie. Ils ont le sentiment que la Russie est entourée de pays hostiles. Et Poutine a déclaré publiquement à de nombreuses reprises qu’il ne reconnaissait pas les frontières créées après 1989. Selon lui, les frontières sont le résultat d’une erreur historique, qu’il considère comme une tragédie. Depuis 1991, la Russie a perdu des territoires qui, selon Poutine, lui appartiennent historiquement. L’Ukraine est l’un de ces territoires.
Ervin Hladnik Milharčič : Qu’est-ce qui rend l’Ukraine si importante ? Pourquoi pas le Tadjikistan ou l’Ouzbékistan ou les États baltes ? Il ne parle jamais de la Pologne. Pourquoi l’Ukraine ? Est-ce pour des raisons stratégiques et économiques ou pour d'autres raisons ?
Ilya Boudraitskis : Les raisons stratégiques et économiques sont sans aucun doute importantes pour lui. Après la Russie, l’Ukraine avait la plus grande population de toutes les républiques soviétiques et était son centre économique le plus important. Elle reste le plus grand pays post-soviétique après la Russie. L’Ukraine est également le chaînon entre la Russie et l’Europe occidentale, le pays clé pour le contrôle de la mer Noire. Le gaz et le pétrole russes transitent vers l’Ouest par l’Ukraine. Il y a de nombreuses raisons objectives pour lesquelles c’est important.
Mais il y a encore un autre aspect. Le problème c’est l’idée que l’Ukraine ne peut être un État indépendant qu’en étant un État anti-russe. L’Ukraine est le pays qui ressemble le plus à la Russie sur le plan culturel : langue, religion, nourriture, coutumes. Il n’y a pas de différences majeures. Mais elle ne peut exister en tant qu’État indépendant qu’en étant un adversaire de la Russie. Ce n’est pas moi qui le dis. C’est ce que Poutine a écrit cet été dans un document-programme de 20 pages sur l’histoire de l’Ukraine, depuis l’époque de la domination asiatique jusqu’au XXe siècle. Il l’a publié sur le site web du gouvernement. « Les Russes et les Ukrainiens forment un seul peuple », écrit-il. L’idée principale de l’article est que l’Ukraine n’est pas seulement une partie spécifique de la Russie, mais aussi un élément organique de celle-ci. Donc, le projet d’une Ukraine indépendante correspond toujours à un plan des puissances occidentales, qui se sont servies du pays comme d’une arme contre la Russie. La doctrine de Poutine dit que ce n’est pas différent aujourd’hui, que l’Occident veut faire de l’Ukraine un État anti-russe. Poutine estime par ailleurs qu’une Ukraine indépendante n’a aucune valeur positive, mais qu’il s’agit d’un projet négatif visant à saper la Russie. Il ne s’agit pas d’une spéculation de ma part, c’est écrit dans cet article publié par Poutine en juillet de cette année. Pour lui, le débat sur une éventuelle subjectivité de l’Ukraine est inutile. C’est pourquoi la Russie négocie avec les États-Unis, l’Allemagne et l’Union européenne, mais pas directement avec l’Ukraine.
Ervin Hladnik Milharčič : Peut-on en conclure que pour Poutine, l’Ukraine n’est pas un sujet de politique internationale ?
Ilya Boudraitskis : Il est inutile de tirer des conclusions. Poutine a écrit ceci comme sa contribution à la compréhension du pays. Il négocie sans la présence de l’Ukraine. Pour Poutine, il s’agit d’une présentation appropriée de la réalité. L’Ukraine n’est pas un sujet dans cette histoire, la Russie et l’Occident le sont. Les États-Unis sont le centre de gravité de l’Occident. Telle est la vision du monde de Poutine.
Ervin Hladnik Milharčič : La controverse pourrait-elle dégénérer en une confrontation militaire entre la Russie et l’OTAN ?
Ilya Boudraitskis : Soyons réalistes. On ne peut pas comparer l’OTAN et la Russie. L’OTAN est une alliance de trente pays, la Russie n’a aucun allié à l'Ouest. La Russie est seule dans cette histoire et elle n’a aucune chance de remporter la victoire dans une confrontation frontale directe. Dans son analyse, Poutine a conclu que l’OTAN est fragmentée et ne sera pas en mesure de formuler une stratégie commune face à lui. Avant tout, que l’OTAN ne pourra pas prendre la décision de défendre militairement l’Ukraine contre une invasion. Qu’il peut donc lancer un défi. Il ne s’attendait pas à ce que les États-Unis après leur démonstration d’impuissance en Afghanistan soient capables de rétablir aussi rapidement leur monopole de décision sur leurs alliés. Il ne pensait pas qu’ils pourraient retrouver un rôle de premier plan dans les affaires européennes et reconstituer l’OTAN comme une alliance militaire fonctionnelle, seulement un an après Trump. Poutine a vu dans la défaite en Afghanistan un signe de la faiblesse de l’OTAN et un nouveau front uni semblait peu probable. Mais en quelques semaines, la situation s’est retournée et l’OTAN semble beaucoup plus unie qu’auparavant. Si cette situation perdure, l’OTAN ne peut en tirer que des avantages. Ces jours-ci, la Suède et la Finlande, pays neutres, ont relancé le débat sur la possibilité d’adhérer à l’OTAN. La Finlande sera désormais plus préoccupante pour Poutine que l’Ukraine. La neutralité de la Finlande a été une victoire pour l’Union soviétique après la Seconde Guerre mondiale. Il se pourrait bien que le résultat de la tentative de repousser l’OTAN des frontières de la Russie soit l’entrée de la Finlande dans l’OTAN.
Ervin Hladnik Milharčič : Donc, à votre avis, Poutine perd du terrain ?
Ilya Boudraitskis : Oui, mais il y a aussi quelque chose à gagner. Ils vont maintenant chercher une solution où les deux parties pourront crier victoire. Je pense qu’un agenda – qui n’est pas partagé avec le public – est élaboré au cours des négociations que nous pouvons suivre. Les négociations ont commencé avec l’annonce de l’ultimatum russe. C’est une façon très étrange d’entamer des négociations. Ils ont présenté une liste de demandes, mais le représentant russe a déclaré avant le début des négociations que cette liste n’était pas un menu dans lequel l’Occident pouvait commander ce qu’il voulait. Ce n’est pas une démarche très diplomatique. D’habitude, on n’annonce pas son objectif avant les négociations. Un ultimatum, c’est ce qu’on impose aux vaincus. Il était donc clair que les demandes russes seraient rejetées. Cependant, les négociations sont toujours en cours et les troupes russes sont à la frontière. Ce contexte est dangereux. Je pense malgré tout qu’ils cherchent un accord. Peut-être une assurance que l’Ukraine ne rejoindra pas l’OTAN dans les années à venir. Rien de signé, aucune garantie écrite, juste un accord informel.
Ervin Hladnik Milharčič : Poutine a-t-il raison quand il dit que l’Occident veut pousser la Russie hors d’Ukraine et la rendre encore plus faible ? Ou est-ce juste de la paranoïa ?
Ilya Boudraitskis : C’est une grande question, vous savez. Si par faible Russie vous entendez un pays qui ne peut pas jouer le même rôle que l’Union soviétique dans un ordre mondial dirigé par les États-Unis, Poutine a raison. Si vous voulez dire que la Russie ne sera pas autorisée à faire partie de l’ordre mondial selon ses propres conditions en tant que puissance souveraine, je pense que c’est également vrai. Le problème de Poutine est qu’il ne comprend pas la politique autrement que comme une compétition entre des puissances mondiales. Pour lui, l’opposition politique à son pouvoir est aussi un moyen pour l’Occident de faire paraître la Russie faible dans les relations internationales. Pour lui, défendre les droits humains signifie la même chose. Une Russie faible. C’est pourquoi il interdit les mouvements de défense des droits. Le fait que les élections présidentielles en Ukraine aient été remportées par un candidat qui n’était pas soutenu par Poutine constitue également une défaite pour la Russie. Je ne pense pas que quiconque pourra le faire changer d’avis.
Ervin Hladnik Milharčič : Est-ce que nous retournons à la guerre froide ? Tout progrès réalisé par un des camps est-il un échec de l’autre ?
Ilya Boudraitskis : Nous sommes dans une situation pire que durant la guerre froide. Par rapport à la guerre froide, il y a une importante différence parmi les élites du monde. La guerre froide et la politique de détente ont été influencées par ce que Max Weber avait appelé l’éthique de la responsabilité. Les deux camps pensaient de la même façon au cours de la guerre froide : « Nous sommes cyniques et n’épargnons aucun coup de poing en politique. Mais notre cynisme a un but précis. Nous voulons empêcher la guerre nucléaire à tout prix. » C’était la logique de politiciens tels que Leonid Brejnev ou Richard Nixon. Tous deux ont été insensibles et cyniques jusqu’au bout dans leurs politiques, mais ce qu’ils voulaient vraiment, c’était empêcher le décollage des missiles à tête nucléaire. Toute la construction de la guerre froide a été bâtie sur la prévention de la destruction du monde par les armes nucléaires. Les élites en Russie, aux États-Unis et probablement en Europe ne fonctionnent plus selon les principes de cette éthique de la responsabilité.
La deuxième différence est tout aussi importante. Contrairement à l’Union soviétique pendant la guerre froide, la Russie moderne n’a aucun projet avec lequel elle pourrait s’adresser au monde. Elle ne peut prétendre offrir aucune alternative idéologique, politique, sociale ou économique à l’ordre américain. Il n’existe aucun modèle politique, social ou économique russe qui puisse être opposé à la démocratie libérale américaine. Poutine n’a même pas été capable d’exporter la manière russe de faire de la politique en Ukraine. C’est pourquoi il a fait main basse sur la Crimée en 2014. Dans l’histoire récente, la position de la Russie de Poutine est faible. Beaucoup plus faible que la position de l’Union soviétique pendant la guerre froide.
Ervin Hladnik Milharčič : La Russie n’a pas d’amis à l’Ouest. L’opposition en a-t-elle ?
Ilya Boudraitskis : Les libéraux russes sont dans l’opposition. L’Occident les apprécie. Beaucoup sont déjà à l’étranger. Des centaines de personnalités de l’opposition libérale ont récemment quitté le pays pour des raisons politiques. Les libéraux ont de nombreux amis en Occident, et sont bien accueillis par l’Union européenne et l’administration des États-Unis. Dans ce cas, il n’y a aucun problème. Si l’on se place du point de vue de la gauche, la situation est complètement différente. La gauche européenne a perdu tout intérêt pour l’internationalisme. Ils voient le monde comme un conflit entre l’impérialisme américain et ceux qui s’y opposent. La position anti-impérialiste est dominante parmi de nombreuses forces de gauche en Europe. Parmi eux, de façon assez surprenante, on trouve de la sympathie pour Poutine, parce qu’il résiste à la domination politique des États-Unis. Il me semble qu’à la lumière du conflit en Ukraine, il est urgent de renouveler l’approche internationaliste de la gauche européenne en matière de politique internationale. Ce serait très pratique pour nous.
Ervin Hladnik Milharčič : Notre dernière conversation remonte à la fin du printemps dernier, lorsque la défenseuse de l’environnement Anastasia Ponkina, âgée de 20 ans, était emprisonnée en Sibérie. À cette époque, une nouvelle génération semblait émerger en Russie, apportant un imaginaire différent à la politique. Puis elle a disparu. Que s’est-il passé ?
Ilya Boudraitskis : Elle n’a pas disparu. Cette génération est toujours là. Mais toutes les structures politiques par lesquelles elle pouvait exprimer ses idées ont été presque entièrement détruites. Nous sommes maintenant dans une situation similaire à celle des Kazakhs.
Ervin Hladnik Milharčič : La situation n’est pas aussi grave, n’est-ce pas ?
Ilya Boudraitskis : Non ? Je connais très bien le Kazakhstan. J’y suis allé plusieurs fois récemment. Les événements de ce dernier mois ont été très complexes. Ils ont été présentés de manière trop simpliste. Il y a eu une véritable révolte populaire au Kazakhstan. Certes, il y a eu beaucoup de provocateurs et de personnes venues piller les magasins, mais au cœur des événements, il y a eu une révolte de masse des gens les plus ordinaires. Les travailleurs, les pauvres, les gens de tous horizons ont résisté. Une révolte populaire classique. Elle a eu lieu dans un pays dirigé pendant des décennies par un régime totalement répressif. Bien plus répressif que celui de Poutine. Noursoultan Nazarbaïev a accédé à la présidence du pays en 1990 après avoir occupé le poste de secrétaire général du parti communiste. Il a gouverné jusqu’au 5 janvier de cette année, date à laquelle il a démissionné de son poste de chef du Conseil de sécurité du pays. Immédiatement après avoir pris le pouvoir, il a dissous tous les partis et organisations d’opposition. Tout d’abord, il a interdit le Parti communiste et tous les syndicats indépendants. Il a démantelé tous les groupes libéraux organisés et a effectivement interdit toute activité politique indépendante. Il a interdit toute forme d’organisation, toute activité. En janvier de cette année, il y a eu une révolte qui n’avait aucune représentation politique. Parce qu’elle ne pouvait pas en avoir. Il n’y avait pas d’organisation et pas de leaders. Il n’y avait pas de symboles clairs, de militants politiques, de partis ou de mouvements visibles avec des programmes et des dirigeants. Tout a été détruit il y a longtemps. Bannis, brisés, dirigeants oubliés ou exilés. Il ne reste que des gens en colère dans la rue. Si la Russie continue sur sa lancée, nous nous retrouverons dans une situation similaire.
Ervin Hladnik Milharčič : Depuis Moscou, voit-on que les pays d’Europe de l’Est suivent la même voie et que les autorités, de la Pologne à la Hongrie en passant par la Slovénie, ont découvert la tentation de transformer la démocratie en régimes autoritaires ?
Ilya Boudraitskis : On voit beaucoup de choses. Je pense que nous comprenons ce qui vous arrive. À bien des égards, nous partageons une expérience commune, n’est-ce pas ?