Quelle est la situation en Tunisie et en Égypte ? Quels sont les enjeux ? Quels sont les obstacles à la poursuite du processus révolutionnaire ? Nous retranscrivons ici des extraits des interventions de Alhem Belladj pour la Tunisie et une interview de Mélanie Souad, pour l’Égypte.
Tunisie
En Tunisie, le Conseil de protection de la révolution a été remplacé par la Haute Instance de protection de la révolution et de transition démocratique qui est là pour casser l’élan révolutionnaire. Non seulement elle a fait éclater le Conseil de protection de la révolution mais également le Front du 14 Janvier. La constituante était prévue pour le 24 juillet, mais rien n’a été fait pour qu’elle soit faite à temps, tout a été reporté au 23 octobre.Il y a des revendications populaires et démocratiques urgentes, notamment au niveau de la magistrature, de l’économie et des médias. La demande de procès des anciens responsables est présente. Or pour cela, il fallait une réforme en profondeur de la magistrature. Jusque-là, ce qui a été fait est nettement insuffisant. Lors des procès, des ministres ont été acquittés, Ben Ali a été condamné pour trafic de drogue, et le général Seriati pour fabrication de passeports... Voilà la réalité, on n’a pas eu de procès digne de ce nom. Les médias […] restent sous le monopole de l’argent sale, plusieurs chaînes de télé sont directement liées à l’ancien pouvoir.L’économie, c’est aussi le droit au travail, à une vie digne, et là il n’y a rien. Les petites réussites sont les mouvements de salariés dans quelques secteurs. On a réussi à interdire l’exploitation majeure dans la sous-traitance, par exemple, ou des améliorations pour les fonctionnaires. Mais au niveau des choix politiques, il n’y a rien. La vie est de plus en plus chère, les mesures pour les jeunes chômeurs sont insuffisantes. Il y a surtout un renforcement des liens avec l’impérialisme international. Par exemple, la dette tunisienne, dont une grande partie payée par les Tunisiens, est allée dans les poches de la corruption. Ensuite, les accords, en particulier avec l’Union européenne, sont complètement en défaveur de la Tunisie et ne remettent pas en cause les anciens rapports, au contraire.Les femmes ont beaucoup participé au processus révolutionnaire. Il y a aujourd’hui deux aspects. L’un est l’avancée de leurs droits. Avec la Haute Instance, on a au moins permis d’imposer la parité. Mais pour les questions spécifiques, la situation reste difficile, notamment pour abolir les lois discriminatoires. La question du statut personnel hérité de 1956 a été posée aux partis. Devant la pression féministe, féminine et de certains partis, le gouvernement a traité la question de l’élimination de toutes les formes de violences. Quelle type de révolution est la révolution tunisienne ? Une révolution démocratique ? Socialiste ? C’est un débat classique au sein de la gauche tunisienne.En ce qui concerne l’auto-organisation, les conseils régionaux et locaux de protection de la révolution restent, mais leur coordination n’émerge pas réellement et n’est pas à la hauteur des attentes pour contrecarrer la marche de la contre-révolution. Il y a eu très peu de comités d’auto-organisation, essentiellement après la révolution, dans certaines entreprises qui appartenaient aux familles qui avaient déserté... Il y a eu quelques initiatives, des occupations, surtout dans les fermes, dans le cadre de la réforme agraire. Depuis la révolution, l’UGTT est devenue très volontaire, contrairement aux débuts, où elle souhaitait cacher et contrôler les luttes sociales, en attendant d’assurer la transition démocratique à travers l’Assemblée constituante. Le Front du 14 Janvier a rassemblé les forces révolutionnaires et radicales. Mais sa charte n’était pas très claire, notamment concernant le type de gouvernement souhaité. Les forces révolutionnaires étaient faibles, mais elles auraient pu s’allier avec les forces sociales pour aller vers un gouvernement populaire et ouvrier. Mais ça n’a pas été un mot d’ordre au sein du Front parce que, pour certains, il fallait réaliser l’étape démocratique avant la phase sociale et révolutionnaire. Le Front comportait aussi des nationalistes qui n’avaient rien à y faire. Il a rapidement éclaté, d’abord à cause de la Haute Instance, mais aussi à cause des alliances pour la préparation de la Constituante. Le gouvernement Essebsi contrôle tout, malgré les instances indépendantes qui organisent les futures élections. Les médias, l’argent politique, l’absence d’unité de la gauche va amener essentiellement les islamistes et les libéraux. On a viré le RCD par la porte, mais il est revenu par la fenêtre. Malgré la Haute Instance, l’argent est incontrôlable : un parti que personne ne connaît peut être présent partout à la télé, dans la rue, à l’aéroport, parce qu’il a de l’argent, même s’il n’a ni base sociale ni projet de société. La LGO a été présente partout durant le processus révolutionnaire : nous avons été les coordinateurs essentiels des mobilisations à la Casbah, nous étions très présents au niveau syndical, avec les jeunes... On a plus de dirigeants que de base pour le moment, parce qu’on est en train de se construire. On a débattu sur la participation ou non à la Constituante. On a décidé d’y participer tout en dénonçant ce qu’il se passe et en travaillant les illusions sur la constitution considérée comme une solution pour les opprimés.
Ahlem Belladj
Egypte
Est-on dans une phase de reflux du mouvement ?La rue, les transports en commun, les cafés sont devenus les scènes de meetings politiques du quotidien : tout le monde commente, se positionne et débat à son niveau de l’actualité politique. Les associations et les partis politiques se multiplient, accueillant des hommes comme des femmes. De l’autre côté, le Conseil suprême des forces armées (CSFA), tout en préservant ses intérêts, veille à montrer aux puissances et aux bourgeoisies égyptiennes comme étrangères, sa volonté de maintenir l’Égypte dans cette stabilité : répression des mouvements sociaux, maintien de la politique économique et du lien aux États-Unis, usage de la division communautaire, torture et terreur. La conception militaire du pouvoir qui a prévalu depuis 1952, se rétablit spontanément dès que le mouvement de masse lui en laisse la place. Cependant, si les occupants de Tahrir ont mis leur confiance en l’armée pour assurer la transition démocratique, ils ont su réagir par des manifestations de masse lorsqu’il leur est apparu clairement que le CSFA ne jugerait pas les cadres de « l’ancien régime » sans pression populaire. Le temps n’est pas au reflux, le mouvement de masse reste un acteur central, nous assistons à des oscillations d’un mois sur l’autre. Alors que les prix continuent d’augmenter, le gouvernement n’a accordé que la moitié du salaire minimum demandé, qui avait pourtant été calculé en fonction des besoins vitaux d’une famille. Face à la poursuite de la dégradation des conditions de vie, nombreux sont ceux qui se demandent à quoi a servi cette révolution. Cela va se traduire par des mobilisations, et là, impossible d’y répondre sans rompre avec la « stabilité ». Les islamistes vont-ils être les gagnants du mouvement du 25 Janvier ?L’audience des salafistes et des Frères musulmans n’est pas une nouveauté. Pendant le mouvement du 25 janvier, les Frères musulmans ont démontré qu’ils préféraient une place dans le système à un changement radical. Solidaires du CSFA dans la politique autoritaire, ils démontrent n’avoir ni la volonté ni les leviers pour changer en profondeur les méthodes de gouvernement (répression et terreur), corollaires de la situation sociale. Les Frères musulmans et autres forces islamistes (notamment le parti al-Nour, et les Gamaat islameya) pourraient bien faire de bons scores aux élections de cet automne, voire avancer sur leurs ambitions de moralisation islamique de la société, sans que cela n’affecte les rapports de forces réels et les dynamiques profondes de contestation qui animent l’Egypte. Pour remettre en cause l’influence de l’islamisme dans la société, le meilleur moyen reste la lutte sociale où les solidarités de classe s’expriment, et où l’action collective prime sur la morale comme moteur du changement. L’enjeu est de créer un pôle capable de défendre un projet d’émancipation tout en défendant politiquement la centralité du mouvement de masse dans le changement. Où en sont les luttes sociales et le mouvement ouvrier ?Le mouvement du 25 Janvier et les grèves qui ont conduit à faire basculer Moubarak (débutées quatre jours avant sa chute) s’inscrivent dans un cycle long de contestation sociale ouvert au début des années 2000. Au sein de ce cycle le nombre de grèves s’est réduit après le 11 février, cédant la place à un intense mouvement d’organisation dans les syndicats indépendants. Ces derniers sont confrontés à des difficultés parmi lesquelles la permanence du syndicat officiel dans les lieux de travail malgré la condamnation de son comité directeur dans la vague des procès de l’été. On ne peut que souhaiter la coordination et l’auto-représentation des mobilisations de travailleurs dans des syndicats indépendants, mais les luttes ouvrières auront lieu de toutes façons et, après un été manifestant, c’est un automne gréviste qui s’annonce.
Mélanie Souad