Loin des grotesques manifestations d’accablement «populaire» et des scènes burlesques de désolation de supporters floués, redoublées par les hommes et les femmes d’Etat multipliant les palinodies et les menaces, mais tout aussi éloignés du deuil national obligatoire avec sa cérémonie des adieux à forts épanchements lacrymaux suivie des rodomontades de circonstance puis des admonestations directes, nous étions de nombreux Français à nous satisfaire du rapide retour des Bleus à la maison.
Le fol espoir suscité par un nouveau 1998 «black-blanc-beur» s’est fracassé sur une cinglante défaite de l’équipe de France que de nombreux «spécialistes» avaient pronostiquée. L’hystérie sociale accumulée depuis des mois autour d’une nouvelle et possible sinon nécessaire victoire a épousé les contours du monde actuel désormais vidé de toutes les valeurs supérieures d’émancipation, de solidarité et de création. Après la défaite, la névrose s’est incarnée dans un crescendo d’intimidations : infantilisme pathétique, réprimandes et remontrances poussées et, trop souvent, lynchage verbal vis-à-vis de certains protagonistes traités comme des «victimes émissaires» (René Girard). Des mots terribles d’un vocabulaire de guerre ont été alors proférés : la chasse au «traître» assortie de mesure d’expulsion des «mutins» et de la mise au pas de la «racaille» et des «petits merdeux». Les joueurs et le sélectionneur seront tous convoqués, auditionnés un par un, comme si cette défaite prenait l’allure d’un crime. Au-delà de l’abondante écume générée par une telle déferlante, la seule question est de fait la suivante : comment le pays des Lumières s’est-il laissé envahir par ce fléau social de masse qu’est le football ?
On le sait, du niveau local au niveau international, le football est d’abord l’enjeu d’une identification majeure. L’essence même du football réside en effet dans cette passion désolante, dans cet attachement dérisoire à suivre le club de sa ville, l’équipe de son pays, dans cette projection puérile vers la star. Jérôme Valcke, secrétaire général de la Fifa, a très bien défini ce symptôme comme «un plaisir par procuration» dont cette instance supranationale tire toutes les ficelles et, surtout, dont elle est capable de réinjecter au cœur de nos sociétés le mélange détonant des ingrédients les plus nocifs : chauvinisme, idolâtrie, superstition, racisme, xénophobie, sous couvert, bien entendu, du respect des règles, de la saine hiérarchie, du fair-play, de l’intégration et autres fadaises. Mais, pour qui veut faire l’analyse sérieuse de ce phénomène, le constat est bien différent : la désintégration sociale (chômage de masse), politique (corruption), idéologique (perte de tous les repères) de nos sociétés est concomitante de l’intégration non pas au football mais par le football de nos concitoyens à un monde de fausses identifications. L’univers magique du football a projeté un monde à l’envers qui mobilise des «masses en anneau» dans les stades ou des «cristaux de masse» (Elias Canetti), c’est-à-dire des individus rigides et agrégés devant les écrans d’une société asséchée de tout projet.
Nicolas Sarkozy, plaidant en faveur de la candidature française à l’organisation du championnat d’Europe 2016, déclarait : «Nous, nous pensons en France que le sport c’est une réponse à la crise. C’est justement parce qu’il y a une crise, qu’il y a des problèmes, qu’il faut mobiliser tout un pays vers l’organisation de grands événements. […] Et qu’est-ce qu’il y a de plus fort que le sport et à l’intérieur du sport, qu’est-ce qu’il y a de plus fort que le football ?» Cette logique implacable de réponse à la crise par le football a pour conséquence l’apparition d’un nouveau «statut» pour les nations dans un monde dominé par le sport. Les nations ne sont plus les peuples qui les composent mais leurs équipes ; elles ne sont plus leurs territoires mais leurs stades ; et elles ne sont plus leurs langues variées et riches mais leur amalgame aux vociférations des supporters et aux clameurs des foules enivrées par le spectacle sportif et aujourd’hui couvertes par le bourdonnement des vuvuzelas.
Le fléau social que constituent le football et son pouvoir d’addiction de masse passe donc sous silence les responsabilités réelles des institutions politiques. Les inepties mille fois ressassées sur la «culture foot», la mystification du «tous ensemble», les rêves insensés du multiculturalisme sportif, bref, tout cela s’est définitivement effondré dans un climat d’animosité, de délation et pour tout dire de haine.
MARC PERELMAN, Professeur en esthétique philosophique et architecturale