Depuis l’attentat commis le 23 décembre à Paris contre le centre culturel du CDKF (Conseil démocratique kurde en France), un salon de coiffure et un restaurant kurdes, provoquant le décès de trois militants, Abdurrahman Kizil, Mir Perwer et la responsable du mouvement des femmes kurdes, Emine Kara, l’émotion est intense et la colère gronde au sein de la communauté kurde de France, comme partout ailleurs dans le monde.
Cet acte abject pose bien évidemment la question de la montée des idées d’extrême droite en France et de la responsabilité coupable des femmes et des hommes politiques qui accusent les étrangers de tous les maux.
Cependant, cet acte est bien plus qu’un crime raciste commis par un raciste. Ce serait détourner lâchement le regard si l’autre dimension du problème, sans doute la plus grande, était occultée.
Cette attaque est sans doute la souffrance de trop d’un peuple qui a déjà beaucoup trop souffert, risquant sans cesse la mort partout où il se trouve.
Le peuple kurde constitue la plus grande nation au monde sans Etat. Peuple millénaire de Mésopotamie, composé de plus de 40 millions d’individus, il s’est retrouvé colonisé au lendemain de la première guerre mondiale. Le Kurdistan, composante de l’Empire ottoman, était alors partagé par les puissances occidentales entre la Turquie, la Syrie, l’Iran et l’Irak, par le traité de Lausanne de 1923.
Dans chacun de ces pays, les Kurdes ont dès lors fait l’objet de persécutions, de crimes, de massacres et de politiques d’assimilation forcée destinées à anéantir leur culture et leur identité. Ces persécutions ont conduit des millions d’entre eux sur les chemins de l’exil, principalement vers l’Europe.
Eradiquer les voix
La diaspora kurde est une cible prioritaire, car elle est libre. Elle est la voix des peuples qui ne le sont pas et fait échec aux propagandes des Etats totalitaires de la région. A l’heure des réseaux sociaux, cette diaspora est plus que jamais menacée, en particulier par le régime turc actuel.
C’est ainsi que les services de renseignement turcs (MIT), avec l’aide des Loups gris (le tristement célèbre mouvement ultranationaliste turc d’extrême droite), déploient des moyens puissants pour déstabiliser, traquer et tenter de faire taire tous leurs opposants politiques.
Celles et ceux qui souhaitent retourner au pays pour voir leur famille arrêteront toute expression en lien avec leur kurdicité et cesseront toute activité militante. Les autres préféreront ne plus se rendre dans leur pays plutôt que d’abdiquer. Eradiquer ces dernières voix, tel est le projet de la Turquie de Recep Tayyip Erdogan.
Il faut se rappeler que le 9 janvier 2013, déjà en plein cœur de Paris, trois militantes kurdes, Fidan Dogan, Sakine Cansız et Leyla Söylemez, étaient froidement exécutées par un agent des services secrets turcs. A ce jour, ce crime reste impuni sous le couvert de secret-défense.
Chantage d’Erdogan
Dans ces conditions, on aurait pu s’attendre à une indignation générale de la France et de l’ensemble des Etats européens, refusant que des services de renseignement étrangers puissent commettre des crimes de personnes placées sous leur protection sur leur territoire. Il n’en fut rien.
On aurait pu penser qu’après avoir lâchement abandonné les Kurdes aux mains de la Turquie et de la Russie en Syrie, alors même qu’ils et elles venaient de livrer une bataille sans merci contre Daech, les Etats européens s’accorderaient à protéger les Kurdes sur leurs territoires. Là encore, Il n’en fut rien.
Bien au contraire, les Kurdes restent à ce jour une variable d’ajustement des relations diplomatiques avec la Turquie. Non seulement la coopération entre les services de renseignement européens et les services de renseignement turcs perdure, mais des opposants kurdes sont régulièrement livrés à la Turquie, soit pour en obtenir des faveurs, soit pour céder à un énième chantage d’Erdogan.
Dans ce contexte, sans garantie de justice, de vérité et de liberté, la communauté kurde et au premier rang les femmes kurdes ne se sentiront jamais en sécurité en France et en Europe.
Rappelons, en effet, que partout les femmes sont au-devant de la résistance kurde, comme elles ont été au-devant du combat contre Daech et comme elles le sont en Iran, après l’assassinat de Jina [Mahsa] Amini. Ce sont elles les premières cibles de ces crimes odieux.
Cela suffit ! Il est urgent d’assurer enfin aux Kurdes la justice et la protection qu’elles et ils méritent.
Nous demandons ainsi aux autorités françaises et européennes :
– de cesser toute coopération avec les services de renseignement turcs en lien avec les opposants kurdes ;
– d’assurer une protection renforcée des lieux de militantisme du peuple kurde ;
– de créer une cellule spécifique destinée à signaler toute tentative d’intimidation et toute menace à l’égard des opposants kurdes et à instruire toutes les plaintes liées à ces signalements ;
– de sortir le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) de la liste des organisations terroristes (le 15 novembre 2018, la Cour européenne de justice rendait un avis favorable au retrait du PKK de la liste des organisations terroristes établie par l’Union européenne, décision sur laquelle elle est, depuis, de manière critiquable, partiellement revenue) ;
– de lever le secret-défense s’agissant de l’assassinat des trois militantes kurdes à Paris en 2013.
« Les Kurdes (…) ne sont pas des Kurdes, ils sont l’humanité qui résiste aux ténèbres », disait Charb. Les Kurdes nous ont protégés. A notre tour, nous leur devons protection.
Premiers signataires : Tuna Altinel, enseignant-chercheur en mathématiques, université Lyon 1 ; Zerrin Bataray, avocate, conseillère régionale (EELV) ; Damien Carême, député européen (EELV) ; Olivier Faure, député, premier secrétaire du Parti socialiste (PS) ; Eva Husson, autrice réalisatrice ; Sylvie Jan, coprésidente de France-Kurdistan ; Pierre Laurent, sénateur de Paris, président du conseil national du Parti communiste français (PCF) ; Pinar Selek, écrivaine, enseignante-chercheuse, université Côte d’Azur (UCA) ; Jean-Christophe Sellin, co-coordinateur national du Parti de gauche ; Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Ecologie Les Verts (EELV) ; Mathilde Panot, présidente du groupe LFI-NUPES à l’Assemblée nationale, députée ; Agit Polat, porte-parole du Conseil démocratique Kurde de France ; Philippe Poutou, porte-parole du Nouveau parti anticapitaliste (NPA).