Une réflexion sur l’expérience grecque est essentielle pour pouvoir avancer à moyen terme, savoir mobiliser pour parvenir à un changement des rapports de forces entre les classes en Europe à notre avantage. On peut faire un bilan d’étape significatif : la bourgeoisie a réussi à infliger une lourde défaite à notre camp social avec l’adoption par le gouvernement Tsipras, la majorité de Syriza et le parlement grec d’un nouveau et encore plus terrible mémorandum d’austérité contre le peuple grec. Mais on peut aussi espérer que la confrontation n’est pas finie et qu’elle fournira de nouveaux éléments visibles largement pour permettre de réavancer – en tout cas le rôle des anticapitalistes et des révolutionnaires est de tout faire pour aider à cela.
1. Le point de départ, c’est que l’expérience grecque est incompréhensible sans la situer dans un contexte européen d’attaques tout azimuts des bourgeoisies, accélérées depuis la crise financière de 2008, contre les acquis sociaux, attaques austéritaires et anti-démocratiques sans précédent sur ce continent depuis trois-quart de siècle, avec un rôle clairement démultiplicateur s de toutes les institutions de l’Union Européenne. Un contexte de résistances sociales importantes, mais quasiment tout le temps défaites, un contexte de trahisons et de décomposition du mouvement ouvrier organisé.
2. L’exemple grec, c’est celui de la profondeur à la fois des attaques, de la crise économique et sociale, et de l’intensité des résistances et luttes des exploité-es contre la politique incarnée par les « mémorandum de la Troïka » avec plus de 25 journées de grèves générales. L’importance de cet affrontement s’est traduite par les échecs systématiques des gouvernements en place à stabiliser la situation depuis 2008. Mais aussi les limites, dans une situation qui ne devenait pas pour autant insurrectionnelle, révolutionnaire. Une force réformiste particulière est apparue en état de gagner des élections générales et de gouverner début 2015 : Syriza.
Une force particulière et considérée à un niveau large comme radicale, parce que s’affirmant du camp des travailleurs et des opprimé-e-s, tournée clairement contre l’austérité et pour l’abolition des mémorandum, refusant toute alliance avec la vieille social-démocratie. Mais force réformiste avec une direction issue de l’Eurocommunisme, modérant à l’approche du pouvoir ses prétentions transformatrices, affirmant pouvoir rompre avec l’austérité en convainquant l’UE, par une activité de superstructure et électorale, plutôt que par le rapport de forces de mobilisation quotidienne des secteurs sociaux, et donc refusant toute perspective de rupture avec les institutions européennes. Et force malgré tout poussée par les mobilisations populaires, intégrant un secteur anticapitaliste et/ou priorisant la rupture avec l’Union Européenne.
Le résultat de cette situation exceptionnelle et contradictoire a été la victoire du 25 janvier 2015, victoire électorale dont l’un des slogans était « assez de sacrifice pour l’Euro », et qui à un niveau de masse montrait qu’il était possible de contester les politiques dominantes en Europe. Pour cette raison, l’arrivée au gouvernement de Syriza était un point d’appui majeur pour la conscientisation de notre camp, encore une fois malgré toutes ses limites. Et pour cette raison, l’objectif immédiat, déterminé et constant des dirigeants de l‘Union Européenne a été d’infliger une défaite cinglante à l’expérience Syriza plutôt qu’entreprendre de la récupérer en douceur. La sous-estimation de ce facteur par la direction Tsipras, ses contradictions et les difficultés de la situation grecque se sont effectivement avérées explosives pour Syriza.
3. La mise en place du gouvernement Tsipras a montré ces contradictions : ni Tsipras, ni le KKE ex-principale force de la gauche grecque, n’ont cherché à créer une première avancée d’un pouvoir pour les travailleurs par une alliance parlementaire, même minimale. Le KKE a traité le nouveau gouvernement comme les précédents, et Tsipras s’est allié pour avoir les moyens de gouverner avec un secteur de la bourgeoisie nationaliste, l’ANEL.
Quelques mesures immédiates symboliques mais significatives ont renforcé à court terme la popularité du nouveau gouvernement dans les couches populaires, et ont poursuivi la dynamique électorale. Mais il n’a pris quasiment aucune mesure pour contrôler les secteurs essentiels de l’Etat profond et de déposséder les anciens dirigeants de leur capacité de nuisance, dans le secteur financier en particulier.
Et surtout, il s’est trouvé immédiatement confronté à ce qu’entendaient obtenir les créanciers et l’UE pour ouvrir des « négociations ». Le paiement rubis sur l’ongle de la dette, la poursuite de l’austérité avec l’accord du 20 février, qui a cassé la dynamique populaire de l’élection. Et pendant cinq mois, le processus de « négociation » s’est poursuivi où le nouveau gouvernement voulait publiquement convaincre les membres de la Troïka que la poursuite de l’austérité était nuisible et qu’il fallait restructurer la dette, tout en acceptant diktat sur diktat. Donc une délégitimation des politiques des classes dominantes, mais l’impossibilité de s’y opposer dans la pratique et d’approfondir une dynamique de rupture politique et sociale : l’enfermement dans une impasse !
Il a tenté deux derniers actes publics de résistance d’abord début juin, en retardant pour la première fois le paiement de tranches de la dette, puis avec l’organisation début juillet du référendum contre un nouveau mémorandum. Ce référendum qui avait évidemment une dimension manœuvrière pour Tsipras a aussi relancé l’affrontement de classe par la mobilisation pour le non. Mais immédiatement après, Tsipras a fini par signer le terrible diktat de l’UE du 13 juillet, devant l’inflexibilité des bourgeoisies et gouvernements européens, devant la dissipation de l’illusion de les diviser alors qu’ils se répartissaient le travail pour obtenir sa capitulation, devant le coup d’état financier qui s’accélérait, devant son refus de préparer toute alternative. Cette signature a des conséquences scandaleuses immédiates même si Tsipras continue d’affirmer qu’il a du céder à une politique erronée de l’UE. Il doit assumer toujours plus depuis lors l’application du nouveau mémorandum, il doit justifier toute sa démarche par un recul complet sur le plan démocratique dans son parti et face aux résistances sociales. Et il veut blinder sa politique d’application du diktat européen avec l’organisation de nouvelles élections le 20 septembre prochain.
Les bourgeoisies européennes ont atteint leur objectif central pour la Grèce: Syriza explose, est fini comme force réformiste particulière non sociale-libérale, devient un instrument structurel de l’accentuation de l’austérité et du démantèlement de tous les acquis du peuple grec. Une leçon assénée pour tout mouvement qui prétendrait vouloir remettre en cause de manière un peu significative ces politiques. Savoir si cela diminuera la crise en Grèce est aujoud’hui secondaire pour les classes dominantes.
La leçon de cet échec cinglant de la direction de Syriza mais qui rejaillit sur tout le mouvement ouvrier à la gauche du social-libéralisme, c’est que l’équation : on peut obtenir un allègement de l’austérité sans prendre des mesures unilatérales, sans contrôler le système bancaire et financier, sans arrêter de payer la dette, sans menacer les institutions européennes de rompre avec l’Euro et les institutions de l’UE, était une prétention et une illusion mortifère, même si son soutien par un part importante de la population s’explique en partie par l’intériorisation de la dégradation des rapports de force généraux.
4. Dans tout ce processus, nous avons cherché à ce que le positionnement du NPA et d’autres anticapitalistes en Europe soit de soutenir le peuple grec contre sa bourgeoisie et contre la pression néo-coloniale des bourgeoisies européennes, de refuser son isolement. Pas de soutenir le gouvernement Tsipras en soi, mais populariser toutes les mobilisations, les actes, les secteurs politiques et sociaux qui pouvaient concrètement pousser aux ruptures avec les politiques d’austérité et sécuritaires. Dans Syriza comme dans l’ensemble du mouvement politique et social grec. De dénoncer la politique de l’UE à commencer par celle du gouvernement français. De soutenir toute remise en cause de la dette-poison (intérêt de la commission de Vérité sur la dette grecque). De contribuer à des cadres unitaires de mobilisation de solidarité. On aurait pu mieux faire, et surtout pas en restant à expliquer un échec qui serait inévitable, mais en aidant à porter la mobilisation contre les diktats de la classe dominante à un niveau supérieur au niveau de toute l’Europe, secteur par secteur, parce que face à des ennemis communs les victoires des uns deviennent celles de tous, et les défaites aussi. Y compris pour la nouvelle période qui s’ouvre maintenant, il est dommage par exemple qu’on n’ait pas poussé plus ou reproduit ailleurs des expériences de solidarité concrètes comme celles de la santé.
5. Dans ce contexte, le débat sur les institutions européennes est évidemment très important. A un niveau large, la démonstration est maintenant qualitativement supérieure de leur rôle structurellement au service du capitalisme le plus barbare, anti-démocratique et néo-colonial. A commencer par l’Euro. Il faut donc renverser l’essence de l’Union Européenne si l’on veut remettre en cause l’austérité, relancer les droits démocratiques et sociaux en Europe. De ce point de vue, la position de réforme de l’UE des membres du Parti de la Gauche européenne n’est plus tenable avec l’exemple grec !
Mais cela n’épuise pas le sujet. Quand on dit : il faut rompre avec l’UE, on ne dit pas comment et sur quel fond. Plusieurs problèmes sont posés qui empêchent à mon avis que ce soit le point de départ de tout le processus pour des anti-capitalistes conséquents. Le premier problème est d’obtenir une majorité dans la population pour cela. Il est clair que le degré de dépendance de la Grèce, l’isolement des travailleurs grecs pour remettre en cause maintenant l’austérité a freiné cette prise de conscience du caractère entièrement néfaste de l’UE et de l’Euro. Il y a ensuite le risque de tomber dans l’illusion nationaliste, avec d’une part le fait de croire qu’une solution nationale peut résister au capitalisme international à moyen terme (il y a déjà un siècle, les bolcheviks n’étaient-ils pas conscients que le socialisme ne pourrait pas tenir dans la seule Russie – qui était pourtant un pays continent). Et de remettre à plus tard, ou à d’autre, le fait de constituer une vraie alliance internationale des peuples, alors que la solidarité internationale est essentielle avec l’intégration des économies européennes d’une part, avec le poison de l’extrême droite nationaliste d’autre part. Et cela peut pousser, justement pour penser « tenir » mieux, à la recherche d’alliances avec des secteurs bourgeois grecs, au prix du renoncement aux mesures anti-capitalistes nécessaires.
C’est un débat ouvert en tout cas, mais à adapter au situations particulières, pour la nécessaire appropriation collective des choix dans un processus de rupture révolutionnaire, en particulier quand il apparaît de technique économique ou monétaire. Mais c’est un débat essentiel pour celles et ceux qui ne se résignent pas en Grèce, et veulent toujours organiser la lutte pour le rejet des mémorandums. Il est donc juste d’avoir une démarche plus transitoire, de poser en premier les mesures immédiates à prendre pour reprendre le contrôle de l’économie avec la mobilisation populaire, en tenant tous les bouts pour emporter l’adhésion majoritaire sur les choix de rupture institutionnelles et anti-capitalistes : socialisation des banques, contrôle des capitaux et des impositions, suspension du paiement de la dette, etc… avec le fait essentiel que cela ne peut être une dynamique positive que si les travailleurs mobilisés de chaque secteur sont au centre de ces prises de contrôle. Mais tout cela n’est tenable que si on est clair sur la détermination de pouvoir prendre des mesures unilatérales jusqu’à la rupture complète avec l’UE et l’Euro si la situation l’impose – et de se préparer à cette éventualité ! C’est une démarche qui permet de chercher à rassembler celles et ceux qui, unis contre l’austérité, sont convaincus au départ qu’il faut essayer d’éviter ce niveau de rupture à court terme, et celles et ceux qui pensent cela inévitable. Mais toujours, c’est la discussion la plus large et démocratique possible dans un mouvement de lutte contre l’austérité qui peut donner forme et tactique opérante à ces quelques principes, et qui sur une base commune sera forcément différent dans sa concrétisation dans des pays ayant une place différente dans l’Union Européenne comme la Grèce, l’Espagne ou la France.
6. Dernier point, les perspectives :
Notre intérêt évident, c’est que le plus possible de forces sociales et politiques grecques affirment et engagent concrètement la bataille contre le nouveau mémorandum. Et on ne peut que se féliciter des manifestations publiques contre son adoption en espérant qu’elles grossissent. On ne peut aussi que se féliciter qu’un grand nombre de structures de Syriza s’affirment contre, que plus de trente députés de Syriza aient voté contre le mémorandum, que la présidente du parlement ait mené une bataille aussi héroïque contre la direction Tsipras, et que maintenant un groupe de députés et forces de la gauche de Siriza se regroupent et appellent au combat unitaire de la force du « non » au référendum contre cette politique, et pour le maintien de la résistance à la Troïka et à la recherche d’une alternative !
L’appel au regroupement « Unité populaire » est ainsi particulièrement important. On peut juger cela insuffisant, fragile, confus (par ailleurs, avoir des appréciations négatives aussi vite, et de France, cela me rend perplexe…) mais si cela se consolide cela serait un vrai point d’appui contre les capitalistes, contre Tsipras, la ND, le Pasok, Aube Dorée et autres, pour une lutte à mener avec toutes celles et ceux qui sont dans les mobilisations « basique », militant-e-s d’Antarsya ou du KKE, du mouvement social, migrants… et aussi pour les observateurs et militants européens ! Nous devons donc populariser toutes les expressions de ces résistances, et surtout toutes les convergences de luttes et de militant-e-s sur les bases de la lutte contre les mémorandums pour la satisfaction des revendications des mouvements sociaux et démocratiques. En construisant des ponts avec les mobilisations européennes, comme c’est envisagé le 15 octobre à Bruxelles par exemple.
Christian CE