Un fait social majeur
Le mouvement des Gilets jaunes est un fait politique et social majeur. Ont fait irruption, sur la scène de la contestation des politiques gouvernementales, des fractions des catégories populaires peu habituées à se mobiliser et à revendiquer dans l’espace public. La carte des mobilisations, les discours portés par les Gilets jaunes, les mots d’ordre les plus diffusés… témoignent d’une colère contre une politique perçue comme injuste, doublée d’un sentiment (légitime) de relégation territoriale, lié notamment à l’augmentation des distances à parcourir pour aller ou boulot, accéder aux services publics ou… faire ses courses. C’est la combinaison de ces phénomènes qui explique le rôle d’étincelle fédératrice qu’a pu jouer l’augmentation de la taxation des carburants, un poste de dépense de plus en plus conséquent, a fortiori dans des zones pas ou mal desservies par les transports en commun.
Selon la description faite par Benoît Coquard dans une interview publiée sur le site de la revue Contretemps, les Gilets jaunes se concentrent très majoritairement au sein d’un spectre allant « des classes populaires aux classes intermédiaires plutôt peu diplômées et exerçant des métiers manuels ». Cette description s’oppose aux lectures exclusivement « territoriales » de la mobilisation, qui voudraient opposer une « France des villes » à une « France périphérique », oubliant qu’une partie importante des actions et mobilisations se concentrent dans des zones urbanisées. Il importe donc de prendre en compte et de souligner que les composantes sociales et territoriales de la mobilisation, sans se confondre, sont inextricablement liées. Le mouvement des Gilets jaunes, s’il témoigne d’une certaine hétérogénéité sociale et qu’il regroupe des catégories peu habituées à se mobiliser, est indiscutablement un mouvement d’une fraction de notre classe.
Un fait politique
La soudaineté de cette irruption, ainsi que les formes que la mobilisation a pu prendre, à l’écart des organisations du mouvement ouvrier, voire avec une certaine hostilité à leur égard, confirment ce que nous analysons depuis plusieurs années. Le rapport de forces global est dégradé, en défaveur de notre camp social. La situation est marquée par un recul et une paralysie des organisations traditionnelles, et par un affaiblissement de l’identité de classe (entendue comme une condition et une force collectives). Toutefois, cette dégradation n’hypothèque en rien la possibilité d’explosions, dans un contexte de crise et de gestion néolibérale de cette crise, génératrice de toujours plus de pauvreté, d’inégalités, de précarité et de peur du déclassement. Les Gilets jaunes, mouvement venu d’en bas, dont la radicalité n’est plus à démontrer, mais qui a pris de court l’ensemble du mouvement ouvrier – y compris le NPA –, est une expression de cette situation contradictoire, et donc des difficultés et des potentialités de la période.
Fait social majeur, le mouvement des Gilets jaunes est également un fait politique. Il a en effet rapidement obligé l’ensemble des organisations à se positionner – nous y reviendrons, et a contraint le gouvernement à réagir, même s’il semble avoir mis du temps à mesurer l’ampleur de la crise. Mais face à la mobilisation, et ce malgré ses postures martiales, le gouvernement n’a toujours pas réussi à reprendre la main. Les annonces de Macron fin décembre et l’organisation du « Grand débat national » n’ont pas suffi à éteindre le mouvement et ont même, dans certains secteurs des Gilets jaunes, contribué à la nourrir, voire à le radicaliser. Les signes d’instabilité aux sommets de l’État sont toujours là, le dernier en date étant le retrait de Chantal Jouanno du pilotage du « Grand débat ». La coupure entre les élites politico-médiatiques de la Macronie et les classes populaires est de plus en plus flagrante, et la dynamique d’érosion de la légitimité du gouvernement se poursuit, qui empêche – et l’on ne peut que s’en féliciter – tout retour au calme.
Fuite en avant autoritaire
L’un des signes les plus palpables de cette érosion est la remise en question de la légitimité de la violence des forces de répression, à une échelle qui dépasse de très loin les cercles habituels. Des dizaines de milliers de personnes ont fait l’expérience de la brutalité des policiers et des gendarmes, tandis que des centaines de milliers d’autres ont vu circuler des images de ces violences et de leurs conséquences, et mesuré leur caractère féroce et injustifiable. Dans le même temps, la popularité maintenue du mouvement des GJ, malgré la mise en scène dramatique des violences commises lors des manifestations et les injonctions gouvernementales, témoigne elle aussi d’un changement notable d’atmosphère, sans même parler de l’élan de sympathie autour du boxeur, dont la vidéo a été largement relayée et a fait des millions de vues sur internet.
La fuite en avant autoritaire, dont il ne faut pas sous-estimer la dangerosité, est, à ce titre, l’expression paradoxale de l’inquiétude qui règne dans les cercles du pouvoir. Insister à ce point sur la nécessité de « réaffirmer l’autorité de l’État » représente en effet un aveu de… perte d’autorité. On n’avait pas vu, depuis longtemps, autant de responsables politiques et d’« intellectuels » invoquer la légitimité de la violence des forces dites « de l’ordre » et condamner – par principe – les violences commises par des personnes n’étant pas dûment mandatées par l’État pour les exécuter. Les récentes déclarations d’Édouard Philippe s’inscrivent dans cette dynamique, mais le ton martial et les annonces de renforcement des dispositifs liberticides dissimulent mal une certaine fébrilité.
Une mobilisation qui se cherche
Le mouvement des Gilets jaunes se poursuit, et a déjoué les pronostics d’« essoufflement » formulés lors de la période des fêtes. Les journées des samedi 5 et 12 janvier ont ainsi confirmé la persistance de la mobilisation, avec des actions et des manifestations aux quatre coins du pays, avec certes des disparités en fonction des régions et des villes. À noter également les manifestations des femmes Gilets jaunes qui ont constitué, malgré les préjugés véhiculés dans beaucoup d’endroits – ce qui n’a rien d’étonnant dans un mouvement de cette nature –, une nouvelle dimension de la mobilisation.
Autant d’éléments qui indiquent que le mouvement évolue, se transforme, se cherche, ce dont témoignent également les diverses tentatives de structuration, de la constitution d’associations à l’appel de Commercy en passant par la multiplication des AG et réunions diverses, commissions de travail et/ou d’action, etc. Dans certaines villes, des démarches sont effectuées en direction des syndicats (demandes de rencontres, délégations dans les bourses du travail), et de premières assemblées générales ont lieu en Région parisienne. On relève également des appels à se saisir des « cahiers de doléances » mis en place par les maires, pour qu’ils soient le lieu d’expression des revendications des GJ.
Le mouvement n’en a pas pour autant effectué de sauf quantitatif… ni qualitatif. Les contradictions de la mobilisation des GJ sont toujours là : volonté de bloquer le pays sans poser la question de la grève ; volonté d’améliorer le « pouvoir d’achat » sans revendication nette sur les salaires et sans s’en prendre directement au patronat ; aspirations démocratiques (notamment le RIC), concernant donc les modalités d’exercice du pouvoir politique, tout en revendiquant un « apolitisme » ; évocation de l'idée de « révolution », du besoin d'un changement radical, sans remise en cause du système capitaliste. Une situation dans laquelle le mouvement ouvrier a ses responsabilités : social-libéralisation de la gauche, intégration des syndicats, stratégies de mobilisation perdantes… Le mouvement des GJ continue d’exprimer les contradictions entre, d’une part, une situation sociale explosive et, d’autre part, un rapport de forces dégradé en défaveur des classes populaires et une crise du mouvement ouvrier.
Les organisations du mouvement ouvrier en-dessous de tout
Face à cette situation de crise, riche d’opportunités, comme en témoigne par exemple le développement du mouvement des « Stylos rouges », non dénué là encore de contradictions, les organisations du mouvement ouvrier sont, à de rares exceptions près, en-dessous de tout. On ne parlera pas de la CFDT, qui joue à fond la carte du « grand débat », mais des autres confédérations, au premier rang desquelles la CGT, qui non seulement refusent de soutenir nationalement le mouvement des GJ (alors que localement, des militantEs, voire des structures, y sont investis), mais refusent en outre de se saisir de la situation pour appeler à une journée nationale de grève pour les salaires. À l’exception de Solidaires, qui a appelé, début janvier, à se joindre nationalement, chaque samedi, aux mobilisations des Gilets jaunes, les confédérations ont choisi une stratégie catastrophique, qui risque en outre de creuser encore un peu plus le fossé entre GJ et mouvement syndical. Dans la CGT et dans Solidaires, de nombreuses voix s’élèvent pour pousser à construire la mobilisation et faire le lien avec les lieux de travail, malgré les difficultés,avec la perception que rater le coche se paiera très cher pour ces organisations.
Du côté des organisations politiques, la FI fait preuve d’un opportunisme qui la conduit à se dissoudre dans le mouvement et à proposer des débouchés institutionnels (dissolution de l’Assemblée) sans s’engager dans la construction d’un rapport de forces réel avec le pouvoir, une mobilisation de masse. Le PCF a accompagné verbalement le mouvement sans appeler, en tant que force politique, à s’y joindre – sans même parler de l’extension de la mobilisation et de la construction de convergences –, et articule l’essentiel de son discours autour, là encore, de réponses institutionnelles : RIC et appels du pied aux GJ en vue des élections européennes. LO participe au mouvement, depuis le début, mais seulement à la base, en l’encourageant, mais sans y défendre de politique propre.
La politique du NPA
Notre intervention s’articule autour de trois principaux axes :
- S’investir loyalement, partout où cela est possible, dans la construction du mouvement des GJ, sans remiser nos critiques et nos propositions, qu’elles soient idéologiques (revendications, démarcation nette vis-à-vis de l’extrême droite, etc.) ou tactiques/stratégiques (auto-organisation, question de la grève, convergences avec le mouvement ouvrier, etc.) ;
- Défendre, dans nos structures d’intervention, en particulier les syndicats, la nécessité de s’investir dans le mouvement : blocages, AG, manifestations du samedi. Il s’agit plus largement de tenter de faire le lien entre le mouvement ouvrier organisé et les Gilets jaunes, ce qui passe également par le fait de mettre en avant, dans chaque secteur, des revendications spécifiques faisant ce lien ;
- Continuer de s’adresser aux autres forces de la gauche sociale et politique pour construire des cadres de front unique, même partiels, en soutien au mouvement des GJ et en opposition à la répression.
Une place particulière doit être accordée à cette dernière question. La violence des flics, la tonalité martiale du pouvoir, la perspective d’une nouvelle loi « anticasseurs » sont en effet préoccupantes. Pour le mouvement des GJ bien sûr, mais plus largement pour l’ensemble du mouvement social : la liberté de manifester est de plus en plus remise en cause, participer à des manifestations devient un exercice de plus en plus risqué. Ce sont les conditions même de l’action politique et de notre militantisme qui sont en train d’être bouleversées.
La question clé demeure l’unification de la mobilisation : faire se rejoindre les différentes strates du prolétariat que représentent, d’une part, les Gilets jaunes et, d’autre part, le mouvement ouvrier organisé. Pour cette raison, nous avançons la nécessité d’une grève générale sur les salaires et contre Macron. Nous expliquons qu’augmenter les salaires en fonction de l’évolution des prix, et gagner dès maintenant 300 vrais euros pour touTEs, c’est la meilleure façon de résoudre la question du pouvoir d’achat. Nous affirmons en outre qu’on ne peut pas faire confiance à Macron, son gouvernement et les politiciens professionnels, qu’il faut les dégager, et que nous ne pouvons faire confiance qu’au monde du travail mobilisé, aux classes populaires seules à même de prendre les décisions pour la majorité, et avançons des revendications démocratiques comme la révocabilité, la limitation du salaire des élus, etc. Enfin, nous défendons l'idée qu’une grève générale est le seul moyen pour changer le rapport de forces, imposer de nouvelles politiques pour les services publics, la démocratie, l’écologie.
Le comité exécutif du NPA